Philosophie politique versus sciences sociales?

La philosophie politique et les sciences sociales peuvent-elles travailler en bonne intelligence? Peuvent-elles aller jusqu'à s'inspirer mutuellement? Ou faut-il considérer, au contraire, qu'elles sont vouées à se défier les unes les autres, si elles veulent réussir à produire les formes de savoir qui leur sont à chacune spécifiques? Ces questions seront au centre du colloque intitulé « Les formes du politique. L’apport de la philosophie politique aux sciences sociales », qui aura lieu les 18 et 19 juin prochains, dans la série « Sciences sociales et politique ». Giulio De Ligio (CESPRA), Francesco Callegaro (LIER) et Sophie Marcotte-Chénard (CESPRA) reviennent sur les intentions et l'esprit qui président à cet événement.

Can political philosophy and social sciences find a common ground in studying the political ? Can they even go as far as to be mutually beneficial? Or are we to conclude that political philosophy and social sciences will remain opposed if they wish to maintain and preserve their respective specific form, aim and methods? These questions will be addressed at the conference "The forms of politics. The contribution of the political philosophy to social sciences", which will be held June 18th-19th. This two-days event, which is part of the series "Social sciences and policy". Giulio de Ligio (CESPRA), Francesco Callegaro (LIER) and Sophie Marcotte-Chenard (CESPRA) expose the intention behind the organization of the event.

Quel sens y a-t-il à organiser un colloque sur les rapports entre la philosophie politique et les sciences sociales? S'agit-il de réconcilier les membres d'un couple en instance de divorce?

Vous parlez de divorce: il est vrai que l’apport de la philosophie politique aux sciences sociales du politique est loin d'aller de soi. On aurait même plutôt tendance à conclure, à première vue, qu’il s’agit d’un rapport nécessairement conflictuel. De fait, la plupart des penseurs qui, au XXe siècle, ont cherché à rétablir la philosophie politique dans ses prérogatives l’ont fait au moyen d'une critique radicale des sciences sociales. Réciproquement, la sociologie politique s’est constituée à travers un rejet des principes et des méthodes propres à la philosophie politique traditionnelle. Il nous semble qu'il est grand temps de dépasser cette vision dichotomique. C'est précisément l’objectif de ce colloque, qui s’efforcera d’expérimenter une nouvelle forme d’échange. A cette fin, nous suggérons une triple stratégie: revisiter, de manière critique, l'histoire de la philosophie politique à l'EHESS, donner la parole aux jeunes générations de philosophes politiques, et enfin, ouvrir le dialogue avec des historiens, des politistes et des anthropologues.

Pourquoi commencer la réflexion par ce retour critique sur l'histoire de la philosophie politique à l'EHESS?

Dans le cadre de l’anniversaire de l’École, nous avons mesuré à quel point la réflexion sur le politique menée à l'EHESS par des philosophes comme Cornelius Castoriadis, Raymond Aron, Claude Lefort, Pierre Rosanvallon, Pierre Manent ou Bernard Manin, pour ne citer qu'eux, avait eu un retentissement significatif à l’étranger Par exemple, dans des centres de recherche comme le CIRCEM de l’Université d’Ottawa, qui est l’un des partenaires de ce colloque. Il ne s’agira pas simplement de proposer une rétrospective. Ce que nous voulons faire, c’est, bien davantage, revisiter la tradition théorique née au sein de l'Ecole, en tant qu'elle a ouvert une pluralité de manières d'articuler philosophie politique et sciences sociales – plus ou moins critiques, plus ou moins intégratrices – qui furent toutes marquées par l'idée que la pensée philosophique du politique ne pouvait demeurer indifférente aux défis de la modernité relevés dans les recherches historiques et sociologiques. Pour ceux qui en ont hérité, cette confrontation avec les sciences sociales constitue désormais un point de passage obligé de la réflexion philosophique. De là, le deuxième élément de notre stratégie: donner la parole à de jeunes chercheurs, en tant qu'ils souhaitent prolonger cette tradition particulière née à l'EHESS, tout en la renouvelant, notamment par la prise en compte plus explicite de son apport possible à une compréhension des sciences sociales. C'est ainsi que la quasi totalité des intervenants seront des collègues âgés de moins de 45 ans, venus des quatre coins du monde (Buenos Aires, Princeton, Ottawa, Bruxelles, Paris...), porteurs de points de vue différents, voire opposés, sur les origines de certains concepts sociologiques (comme « domination », par exemple) et sur l’usage qu'il convient de faire des sciences sociales du politique, lorsqu'il s'agit de penser, en philosophe, des objets tels que la démocratie, le républicanisme ou la révolution.

Pourquoi avoir également convié des non-philosophes?

C'était pour nous très important. Et cela constitue le troisième élément de notre stratégie. Nous chercherons, lors du colloque, à remonter en amont des divisions disciplinaires, en montrant que, sur le plan historique, une certaine philosophie politique a contribué à la genèse des sciences sociales, même si l’on s’efforcera de rénover le récit classique des étapes de la pensée sociologique, en convoquant d’autres auteurs, moins attendus (Machiavel, Pascal...), ou en proposant des lectures originales de philosophes depuis longtemps considérés comme des précurseurs (Montesquieu, Rousseau...). Mais il faut prendre acte de la différence disciplinaire qui s'est instituée depuis le XIXe siècle. Cela suppose de réfléchir aussi à la manière dont des historiens, des politistes ou des anthropologues s’approprient les concepts issus de la philosophie politique, à quelle fin ils peuvent le faire et avec quels effets dans leurs disciplines respectives. Par exemple, on cherchera à comprendre quel rôle la philosophie politique peut jouer lorsqu’elle est investie dans des enquêtes sur la prise de décision au Conseil européen, l’engagement politique des universitaires chinois ou encore les mouvements sociaux brésiliens. Notre intention n'est ni de fusionner philosophie politique et sciences sociales, ni de les opposer en bâtissant entre elles un mur réputé infranchissable. Le but est plutôt d’explorer les multiples champs d’enquête, les objets concrets et les concepts opératoires qui se situent au carrefour de ces deux ensembles de savoirs. De cette exploration, nous attendons une double relance, à la fois de la réflexion philosophique sur le politique et des manières d'enquêter, en sciences sociales, sur l'ordre politique des sociétés. Et bien sûr une meilleur compréhension des alternatives politiques qui s’offrent à nous dans notre actualité historique. Car en définitive, il s’agit de se donner les moyens de mieux poser les questions de notre présent. Ce qui nous rassemble, aujourd’hui, n’est plus le risque de l’emprise totalitaire mais plutôt la nécessité de repenser les formes du politique à l’heure de la globalisation.

Propos recueillis par Flavie Leroux

Fiche technique : « Les formes du politique. L’apport de la philosophie politique aux sciences sociales » - 18-19 juin – 96 boulevard Raspail, Salle Maurice & Denys Lombard - Colloque organisé par Francesco Callegaro (LIER, EHESS), Giulio De Ligio (CESPRA, EHESS), Sophie Marcotte-Chénard (CESPRA, EHESS) et Violaine Ricard (LIER, EHESS)

Avec les interventions de Francesco Callegaro (philosophe, EHESS), Giulio De Ligio (philosophe, EHESS), Christophe Litwin (philosophe et historien, Princeton University), Jérémie Duhamel (philosophe et historien, UdeM), Diego Vernazza (philosophe et historien, Conicet, Buenos Aires), Stefania Ferrando (philosophe, EHESS), Andrea Lanza (historien), Charles Girard (philosophe et politiste, Lyon3), Christopher Hamel (philosophe et historien, ULB), Félix Blanc (philosophe et historien, Université de Nice), Jean-Vincent Holeindre (politiste, Paris 2), Stéphanie Novak (philosophe et politiste, HSG), Émilie Frenkiel (politiste, Université Paris Est Créteil), Dan Furukawa (anthropologue, Université d’Ottawa), Stéphane Vibert (anthropologue et politiste, Université d’Ottawa), Camille Froidevaux-Metterie  (politiste, Université de Reims), Guillaume Sauvé (politiste, CERI-Sciences Po) et Alexandre Rios-Bordes (Politiste, EHESS).

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