1978: François Furet conjugue la Révolution au passé

Par Patrice Gueniffey
Il en va de certains livres comme de certains événements : ils font époque. L’essai publié en 1978 par François Furet est de ceux-là. Il y eut un avant et un après Penser la Révolution française.

Livre d’accès pourtant difficile, tant en raison de la densité de ses analyses que de ses ruptures de ton, tantôt savant, tantôt polémique : les essais consacrés aux « histoires possibles de la Révolution » n’encadraient-ils pas une charge au vitriol contre l’historiographie « jacobine » alors dominante ? De cet ensemble de textes, c’est surtout le point de départ qui a frappé les esprits. « La Révolution française est terminée », affirmait Furet : comme événement depuis la consolidation de la République à la fin du XIXe siècle ; comme préfiguration d’une autre révolution, non plus bourgeoise mais prolétarienne – celle de 1917 –, depuis que le socialisme réel avait montré son vrai visage : le goulag. Le livre de Soljenitsyne, paru en 1974, non seulement interdisait que l’on continuât de parler de la Révolution française comme le faisait l’école « marxiste » depuis un demi-siècle, mais imposait une relecture critique du « précédent » français. L’idée révolutionnaire avait perdu son innocence : impossible désormais d’absoudre la Terreur au nom des circonstances, puisque l’écrivain russe montrait que la Terreur était au cœur du projet bolchevique dont la Révolution française formait, prétendait-on, la matrice.
Les historiens de l’école jacobine avaient sacrifié la connaissance de l’histoire à la célébration de l’idée révolutionnaire. Le moment était venu de tourner la page. « Il faut rompre [le] cercle vicieux de l’historiographie commémorative, écrivait François Furet. L’historiographie de la Révolution me paraît aujourd’hui encombrée par la paresse d’esprit et le rabâchage respectueux. Et il est sûrement temps de […] lui rendre la curiosité intellectuelle et l’activité gratuite de connaissance du passé. » Le jugement était sévère, il n’était pas faux. Il était loin le temps où l’érudition d’un Georges Lefebvre évitait à l’interprétation sociale de la Révolution – le règne de la « bourgeoisie » et du capitalisme succédant à celui de l’aristocratie et de la « féodalité » -- de se figer en « vulgate ». D’autres étaient venus, moins subtils. Furet les étrillait durement : ils ne le lui ont jamais pardonné.

Ce serait injustice que d’attribuer la chute de la maison jacobine au seul François Furet. En 1978, il y avait longtemps déjà que l’historiographie anglo-saxonne, par définition moins sensible aux délices des querelles franco-françaises et protégée des prestiges de la philosophie de l’histoire par un solide empirisme, avait enfoncé les portes de la citadelle « marxiste ». George Taylor et Alfred Cobban, les premiers, avaient eu beau fouiller de fond en comble les archives : ils n’avaient pas trouvé le moindre spécimen de ce « bourgeois » censé avoir chassé les nobles pour prendre leur place. La Révolution n’était pas fille de la bourgeoisie, mais la bourgeoisie fille de la Révolution.

C’est en 1965 que François Furet avait lancé avec Denis Richet une première attaque qui fit du bruit, et sans laquelle on ne comprendrait pas Penser la Révolution française. Si les deux auteurs de cette Révolution française se référaient encore au concept de « révolution bourgeoise », ils mettaient à mal l’explication du cours tumultueux de la Révolution par les seules « circonstances » et l’idée d’une stricte dépendance de la sphère politique par rapport aux intérêts sociaux. Le livre publié par Furet en 1978 n’était pourtant pas le simple prolongement de celui de 1965. Penser la Révolution française rendait à la politique — qui avait été la vraie religion des hommes de 1789 — toute sa place, et revenait avec l’idée de l’autonomie du politique par rapport au social le sens du caractère ouvert et même imprévisible de l’histoire, de même que les interrogations sur la démocratie et l’individualisme moderne dont la décennie révolutionnaire offrait un répertoire si riche. Tocqueville et Augustin Cochin n’avaient pas été choisis par hasard pour illustrer ces « histoires possibles » de la Révolution : Tocqueville, ou l’esquisse d’une histoire privilégiant les résultats à long terme de la Révolution afin de mesurer la part de la continuité sous l’illusion de la rupture ; Cochin, ou l’ébauche d’une phénoménologie de la rupture et de l’événement révolutionnaire, l’un et l’autre insistant sur les formes et le poids d’une culture politique française qui avait été au cœur des questions débattues au XIXe siècle, de Benjamin Constant et Guizot à Michelet et Quinet, mais que l’interprétation de la Révolution par les intérêts sociaux avait rejetée au second plan.

Le questionnaire de Penser la Révolution française inspira les travaux de François Furet jusqu’à sa disparition en 1997. Tout ce qui suivit, depuis La Révolution de Turgot à Jules Ferry (1988) jusqu’au Passé d’une illusion (1995), fut comme le développement ou l’explicitation des prémisses posées dans le livre de 1978. Beaucoup d'œuvres sont faites de rencontres successives avec des sujets différents. Celle de François Furet appartient à l'espèce plus rare des œuvres construites, j'allais dire préméditées, autour d’une question, en l’espèce celle de la « passion révolutionnaire » qui avait exercé une si forte emprise sur sa génération.

Penser la Révolution française ne compta pas que des admirateurs. Loin de là. La bataille fut rude, mais brève. Le verdict tomba au moment du Bicentenaire : célébrations sans ferveur, discours sans convictions, on était loin de 1889. Pour ne fâcher personne, Carnot et Danton, les héros célébrés en 1889, cédèrent la place à des figures plus consensuelles et plus fades, Condorcet et l’abbé Grégoire. On commémora la démocratie plus que son origine. Dix ans après Penser la Révolution française, la Révolution était bel et bien terminée.

Patrice Gueniffey est directeur d'études à l'EHESS (CESPRA).

François Furet, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 1978.

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