1975: tandis qu'à Paris naissait l'EHESS, au Cambodge, les Khmers rouges arrivaient au pouvoir. Quarante années plus tard, Andrea Morales Acero et Adriana Escobar, deux doctorantes du CESPRA, mettent en lumière vingt-trois photographies d'archive qui montrent une partie du quotidien des Cambodgiens durant le régime du Kampuchéa démocratique. Dans le cadre du 40e anniversaire de l'EHESS, elles présentent ces clichés dans l'atrium du France, jusqu'au 28 novembre prochain, à travers une exposition qu'elles ont intitulée « Vivre au Kampuchéa démocratique ». Là où un œil non averti voit des photographies de propagande qui vantent les travaux des champs et le mariage heureux, les chercheuses décryptent les changements, souvent extrêmement violents, imposés à la société cambodgienne et à son mode de vie, que ces photos trahissent malgré elles. Sont ainsi posées la question de l'utilisation des photographies comme source d'information en histoire et en science politique, et celle de l'impératif méthodologique de leur recontextualisation.
Comment le projet de cette exposition a-t-il vu le jour?
Le Cambodge est le terrain d'étude d'Adriana, qui a travaillé sur les questions mémorielles pendant son master, et continue cette étude dans le cadre de sa thèse d'études politiques. Nous voulions initialement organiser cette exposition dans notre pays, la Colombie, où l'histoire du Cambodge et du Kampuchéa démocratique ne sont pas bien connues. Il se trouve que la Colombie vit depuis dix ans un processus de paix et de démilitarisation des anciens combattants, visant leur réinsertion dans la société. Or, le Cambodge a lui-même connu un tel processus après les vingt ans de guerre civile qui ont fait suite au régime de Pol Pot. Il nous avait semblé intéressant de rapprocher ces deux terrains d’étude. Toutefois, ce projet n'a pu se réaliser, les organismes colombiens que nous avons contactés n’ayant pas souhaité financer le projet. C'est en France, dans l'institution où nous faisons notre thèse, l'EHESS, que le projet a abouti, grâce à l'opportunité offerte par le 40e anniversaire. Pour répondre à l'appel à projet de l'École qui nous enjoignait de développer un point de vue réflexif sur le travail des sciences sociales, nous nous sommes interrogées, en tant que politistes, sur la photo comme source : à quelles conditions un corpus photographique, ici en grande partie de propagande, peut-il être utilisé comme source? De quelle manière convient-il de le remettre en lien avec l'historiographie, les sources écrites, afin de le recontextualiser et de lire différemment les images ? Nous avons donc choisi vingt-trois photos à notre sens représentatives du violent changement de mode de vie des Cambodgiens, avec l'idée de montrer ce qu'était le quotidien sous le régime Khmer rouge. D'où ce titre, auquel nous tenons beaucoup : Vivre au Kampuchéa démocratique. C'est une exposition différente de celles montrant les horreurs du régime, souvent axées sur le centre de détention S-21, le génocide, le débat autour de ce terme, les 1,7 million de morts Sans vouloir minimiser en rien la tragédie qui constitue la mort de près du 25% de la population, nous avons souhaité centrer notre regard sur les millions de Cambodgiens qui qui ont puisé en eux les ressources pour survivre. Car le Kampuchéa démocratique était cela : une lutte pour la survie. Nous avons voulu mettre en lumière comment les Cambodgiens ont vécu et survécu.
Quels ont été les critères du choix de ces photographies ?
Un thème transversal à l'exposition est celui du changement de la société par le régime Khmer rouge, et la tentative d'annihilation de l'individu. Sur les photos, on voit l'effacement total de l'individualité, par l'imposition d'une même coupe de cheveux par exemple ou par la généralisation des habits de couleur noire pour l’ensemble de la population. L'une de ces images montre des mariages collectifs, mais il faut connaître la place qu’occupe l’institution du mariage dans la société cambodgienne pour comprendre la violence de ces mariages, pour la plupart forcés. Le rituel du mariage, très codé, est remplacé par des unions où les futurs mariés sont à la queue-leu-leu. Une autre image est impressionnante dans son contexte : des citadins quittent la ville avec leurs télévisions, leurs frigos, leurs vélos, qu'ils devront abandonner, sur le bord de la route. Dans ces deux cas, l'historien doit voir le sous-texte de la photographie. Les photos de propagande montrent aussi le travail dans les champs : mais on sait qu'il s'agit de travail forcé, que les paysans sont malades et sous-alimentés, et que les citadins meurent après trois mois, à cause de la dureté du travail dans les rizières. Cependant, le régime veut montrer, avec un vocabulaire très maoïste, « beau », « puissant », la beauté des gens qui triment dans les champs. Le Kampuchéa démocratique est une utopie agricole, avec en haut le pouvoir politique, et en bas les paysans.
Comment avez-vous récupéré ces images?
Il y a une très forte dimension politique dans la constitution de ces archives photographiques, qui rend leur accès et leur exploitation parfois difficiles. Nous avons contacté le Centre de documentation du Cambodge (DC-Cam) et le musée du génocide de Tuol Sleng afin d’obtenir les autorisations nécessaires pour exposer les photos. Les deux organismes ont une politique d’ouverture pour valoriser leurs archives photographiques. Toutefois, à cause de mauvaises expériences passées, notamment des personnes qui ont reproduit les images sans leur permission, ils se sont montrés tatillons et nous avons dû présenter toutes les garanties nécessaires pour le bon usage des images. L’exemple le plus frappant est celui de la photo d’une mère et de son bébé prise à S-21. Cette image qui est l’une des plus iconiques de la collection du musée de Tuol Sleng a été à maintes reprises reproduite mais sans l’autorisation du musée. Nous avons finalement eu l’aval du ministère de la Culture pour l’exposer. Le directeur du musée a été d’une aide précieuse. On peut ajouter que dans le processus de choix des photos, il nous est arrivé d'être très touchées, parce qu'il est impossible de faire une complète mise à distance, de simplement « rester au-dessus » pour « faire preuve d'objectivité ». Nous revendiquons un caractère commémoratif pour cette exposition car les sciences sociales ne consistent pas à simplement disséquer des sources et à les analyser.
Propos recueillis par Stéphane Dennery
Fiche technique: « Vivre au Kampuchéa démocratique » – Une exposition photographique organisée et légendée par Adriana Escobar et Andrea Morales Acero (CESPRA) – Du 16 au 28 novembre 2015 – Dans l'atrium du « France », 190-198 avenue de France, 75013 Paris.
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