1982: Howard Becker repense l’art comme un travail

Par Jean-Louis Fabiani

En adaptant très librement la notion de monde de l’art (art world) proposée initialement par le philosophe Arthur Danto pour en faire un outil sociologique  appelé à devenir paradigmatique, Howard Becker a accompli un geste paradoxal: d’un côté il a fait entrer l’art dans le cercle des objets légitimes de la sociologie états-unienne, alors que ce dernier avait longtemps campé à sa périphérie ; d’un autre côté, un des effets les plus significatifs du bouleversement suscité par le livre a consisté à rapatrier la sociologie de l’art au sein de la sociologie du travail, dont elle ne présentait plus désormais qu’une forme particularisée. La reconnaissance de l’objet semblait le dépouiller de son caractère exceptionnel. Une des objections les plus fréquemment adressées à Howard Becker dans les nombreux comptes rendus qui ont accompagné la sortie du livre consistait à dire que sa sociologie ne traitait pas de l’art en tant que tel, mais des métiers et des formes de coopération par lesquels les objets esthétiques étaient produits et distribués. Becker n’a jamais esquivé la question : dans sa préface, il précise qu’il a considéré « l’art comme un travail, en s’intéressant plus aux formes de coopération mises en jeu par ceux qui réalisent les oeuvres qu’aux œuvres elles-mêmes ou même à leurs créateurs au sens traditionnel » (p. 21). C’est ce déplacement qui fait la qualité sociologique de l’ouvrage. Le sociologue n’est pas impressionné par la religion de l’art qui est au principe du sentiment de sacré sans divinité qu’ont développé les modernes. Il a été pianiste de jazz dans des bars de Chicago et sur des bateaux de croisière et est bien placé pour savoir que l’auditoire est rarement habité de pulsions légitimistes. De son adolescence à Chicago et de son apprentissage musical sur le tas il a gardé ce qu’il nomme un « antiélitisme viscéral » qui est au principe de sa vision déflationniste de l’art, « envisagé comme un travail peu différent des autres, et ceux qu’on appelle artistes comme des travailleurs très peu différents des autres, singulièrement très différents de ces autres travailleurs qui participent à la réalisation des œuvres d’art » (p. 21).

La grande force de l’ouvrage est d’être entièrement centré autour d’une notion aussi simple qu’efficace : celle de monde. Son apparente trivialité ne doit pas tromper. Becker a retenu de la définition de Danto la dimension contextuelle, institutionnelle et artefactuelle de l’art. Mais il l’a surtout lestée de ce que sa formation de sociologue interactionniste dans les années 1950 à Chicago devait à Everett Hugues et Herbert Blumer. La vie sociale s’accomplit dans la dynamique propre des interactions interindividuelles ; les agents s’orientent par rapport aux significations que portent les objets qui peuplent leur monde. Leur trajectoire dans l’espace social se déploie à partir des éléments d’information que leur fournissent les interactions avec les autres agents et du jeu complexe que nourrit l’interprétation des situations. Dans le domaine de l’art, comme dans tous les autres secteurs de la vie sociale, les acteurs éprouvent la nécessité de coopérer en fonction d’un nombre limité de procédures conventionnelles qui fournissent les cadres de l’interaction. Si la plasticité des réticulations permet les réarrangements et la réécriture partielle des conventions, on ne doit pas conclure au caractère éphémère ou réduit à l’ici et au maintenant de l’interaction des mondes de l’art, qui présentent au contraire une remarquable durabilité. Le modèle proposé par Becker résiste plutôt bien à la critique convenue que lui oppose le structuralisme, qui ne voit dans l’interactionnisme que la dimension du face à face, de la brève rencontre, et occulte la part considérable des dispositifs conventionnels. Becker n’oublie jamais que les arts ont une longue histoire. Le monde est défini comme « le réseau de tous ceux dont les activités, coordonnées grâce à une connaissance commune des moyens conventionnels de travail, concourent à la production des œuvres qui font précisément la notoriété du monde de l’art » (p. 22). Il n’a pas échappé à l’auteur que la définition avait une dimension tautologique : c’est selon lui ce qui fait son caractère heuristique, la sociologie ne faisant pas à proprement parler de découverte mais permettant de comprendre les modalités de production et de distribution des artefacts. Le chapitre sur l’art et l’artisanat (Arts and Crafts) permet de saisir la démarche à la fois rustique et très élaborée de Becker. La distinction entre arts et crafts est d’abord la conséquence de la manière de nommer les activités productrices. Le même objet peut être considéré comme le produit d’un artiste ou d’un artisan en fonction du regard que l’on porte sur lui et qui est la conséquence d’un certain état des arrangements conventionnels et des rapports sociaux : la théorie des mondes de l’art est de ce point de vue une extension de la théorie de l’étiquetage (labelling theory) que l’auteur a développée dans son premier grand livre, Outsiders (1962). Dans ce chapitre, Becker propose d’ailleurs une véritable théorie du changement esthétique, qui rend compte des processus par lesquels des statuts différents sont affectés successivement à la production des formes.

La notion de monde a eu un énorme succès, et a suscité quelques malentendus, dans la mesure où certains de ses utilisateurs y ont surtout vu un assouplissement des contraintes structurales ordinairement imputées à la théorie des champs de Pierre Bourdieu et une forme d’anarchisme méthodologique, alors que la notion de convention utilisée par Becker est fort rigoureuse. L’accent mis sur les jeux coopératifs a souvent laissé penser que l’auteur des Mondes de l’art avait négligé la dimension agonistique de la compétition artistique. Plus de trente ans après sa publication, l’ouvrage continue de fournir des appuis à l’analyse de l’art et de nourrir des controverses. En France, Pierre-Michel Menger, qui avait donné une préface remarquée à la traduction du livre, a sorti la problématique du travail artistique de son enveloppe interactionniste pour explorer de nouvelles pistes. Et, à l’égal des concepts de champ, de scène et de réseau, celui de monde continue d’ordonner une gamme variée d’analyses empiriques.

Jean-Louis Fabiani est sociologue, directeur d'études à l'EHESS (CESPRA).

BECKER, Howard S., Art Worlds, Berkeley, The University of California Press, 1982 (trad. Française: Les mondes de l’art, présentation de Pierre-Michel Menger, traduit de l’anglais par Jeanne Bouniort, Paris, Flammarion, 1988).

 

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