L’Union soviétique : révélateur de notre modernité ?

Les débats qui se développent aujourd’hui en philosophie et en sociologie autour du concept de « modernité » permettent d’aborder, sous un angle renouvelé, l’histoire de la Russie au XXème siècle. En quoi, à l’inverse, l’étude de l’Union soviétique permet-elle d’interroger à nouveaux frais le concept de modernité et sa signification pour d’autres régions du monde ? Ces questions seront abordées le 23 juin 2015 au sein d’un workshop intitulé « Modernité et Union soviétique ». L'historienne du monde soviétique Larissa Zakharova, l'historien des Lumières Antoine Lilti et le philosophe de la modernité Bruno Karsenti, qui co-organisent cette rencontre, en expliquent ici l'ambition

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In light of the ongoing debates, in philosophy as well as in sociology, regarding the significance and status of the concept of “modernity”, one might ask : To what extent is this notion useful when reflecting upon the history of Russia in the twentieth century ? Conversely, in which way(s) could the study of the Soviet Union contribute to the understanding of the concept of modernity and its meaning in other regions of the world ? Those questions will be addressed at the « Modernity and Soviet Union » workshop, which will take place in June 2015. The historian Larissa Zakharova, specialized in the study of the Soviet Union, along with Enlightenment historian Antoine Lilti and philosopher of modernity Bruno Karsenti, the co-organizers of the even, explain their intention.

Quel est l'intérêt d'en revenir au concept de modernité pour comprendre l'histoire d'un pays comme l’Union soviétique ? N'est-ce pas une notion dont on a déjà fait le tour et épuisé tout le potentiel?

Nous ne le pensons pas. Vous le savez, c'est tout l'intérêt de l'EHESS que de permettre, au quotidien, des rencontres et des discussions informelles entre spécialistes de disciplines et d'aires culturelles différentes. Or ce qui nous a frappé en discutant tous les trois de cette manière toute informelle, c'est d'abord à quel point la question de la modernité, qui pouvait sembler dépassée il y a encore peu, revient aujourd'hui en force dans la réflexion des philosophes et des sociologues. Ce qui nous a frappé également, c'est le fait que ces dernières décennies, les historiens spécialistes de l’Union soviétique ont structuré leur champ d'études à travers des débats dont l'enjeu, si on y regarde de près, est à chaque fois la question de la modernisation. On a donc deux espaces de réflexion très dynamiques, philosophique et sociologique d'un côté, historien de l'autre, mais qui ne communiquent pas vraiment. L'idée de ce workshop est précisément d'opérer leur confrontation et de voir ce qu'il peut en sortir pour le bénéfice de chacune des disciplines impliquées. Pour ce faire, nous convions bien sûr des historiens de l'URSS et des philosophes et des sociologues intéressés à la question de la modernité. Mais pas seulement: nous voulons aussi entendre des chercheurs d'autres aires culturelles (par exemple, le Japon ou la Chine) qui rencontrent, eux aussi, sur leurs terrains, la question de la modernisation des structures sociales et politiques et de ses tensions. Nous souhaitons aussi inscrire le débat dans une plus longue durée car, au-delà de la spécificité soviétique du XXe siècle, la Russie est, depuis le XVIIIe siècle, un défi pour les penseurs européens de la modernité.

Pouvez-vous nous en dire plus sur la façon dont la question de la modernisation structure aujourd'hui le champ des études sur l'Union soviétique?

On peut distinguer deux débats, principalement. Le premier, apparu dans les années 1960-70, a opposé « totalitariens » et « révisionnistes ». Pour les premiers, qui s'inspiraient volontiers de la vision américaine de l’URSS forgée durant la Guerre Froide, l’Etat soviétique est un « monstre politique » qui arrive à contrôler tous les aspects de la vie politique et sociale. En réaction à cette vision totalisante et sociologiquement naïve, des auteurs comme Moshe Lewin et Sheila Fitzpatrick ont cherché à montrer que les Soviétiques avaient un certain degré d’autonomie, une marge de manœuvre qui leur permettait de s’adapter ou de résister au régime. Le second débat, plus récent, s'inscrit dans la continuité. S. Fitzpatrick a inspiré ce qui a pu être appelé une vision « néo-traditionnaliste » de la société soviétique, en montrant que des pratiques traditionnelles propres au régime tsariste, comme celles liées à la stratification sociale, à la « mystification » du pouvoir ou encore aux rapports patrons-clients, organisaient en profondeur la société soviétique. A l’inverse, plus récemment, des chercheurs comme Stephen Kotkin, en ouvrant le second débat, ont cherché à montrer que la société soviétique avait fait bien davantage que de recycler des pratiques  traditionnelles: elle a promu une forme de modernité comparable à celle des sociétés occidentales, marquée, entre autres, par une rationalisation de l'action étatique, la mise en place de systèmes d'assistance sociale et une égalisation des statuts entre hommes et femmes. Cette thèse « moderniste » a été rapidement nuancée par les défenseurs de l'idée de « modernités multiples ». Pour ces derniers, l'Union soviétique s'est certes considérablement modernisée au cours de son histoire mais pas selon le modèle occidental. Elle a produit un modèle alternatif. Voilà, en gros, où nous en sommes. Le but de ce workshop est d'ouvrir de nouvelles voies. Car aucune des thèses en présence, considérée en elle-même, ne nous semble absolument satisfaisante.

En quoi ce débat historiographique dépasse-t-il l’histoire de l’Union soviétique ?

Nous partons de l'idée que le cas de l'Union soviétique peut être conçu comme une sorte de laboratoire permettant de réfléchir à ce que sont, plus généralement, la modernité et les processus de modernisation, et à la manière dont les sciences sociales peuvent à s'en saisir. Trois caractéristiques propres à la condition moderne nous semblent, en particulier, devoir être considérées. La première tient à une forme spécifique de subjectivation, à travers laquelle l'individu est enjoint de se concevoir comme un sujet de l'histoire collective en même temps que le sujet de son histoire personnelle. La seconde est relative à l'établissement de formes de communication à distance, qui s'affranchissent des liens d'interconnaissance. La dernière concerne un certain rapport des individus aux règles sociales, qui fait, comme disait Durkheim, qu’ils en ont une « représentation explicative ». De là découlent l'inculcation d'attitudes de distanciation critique et la possibilité de les manifester publiquement. Si l'ensemble de ces caractéristiques est observable dans le cas soviétique, ce n'est pas à la manière dont elles le sont dans les sociétés occidentales. Par là même, un effet de miroir est possible: l'Union soviétique nous montre peut-être, plus encore qu'une modernité alternative, une loupe grossissante des difficultés que rencontrent aujourd'hui même les sociétés occidentales à se montrer aussi modernes qu'elles le souhaiteraient.

Propos recueillis par Flavie Leroux

Découvrez le programme

Fiche technique: « Modernité et Union soviétique: quels apports de la sociologie et de la philosophie pour l’histoire ? »  • Mardi 23 juin 2015 • Un workshop organisé par Larissa Zakharova (historienne, CERCEC), Bruno Karsenti (philosophe, LIER) & Antoine Lilti (historien, CRH) • Avec la participation, outre les organisateurs, d'Alain Blum (historien, CERCEC), Juliette Cadiot (historienne, CERCEC), Francesco Callegaro (philosophe, LIER), Françoise Daucé (sociologue, CERCEC), Catherine Gousseff (historienne, CERCEC), Aleksandra Kobiljski (historienne, CRJ), Cyril Lemieux (sociologue, LIER), Emmanuel Szurek (historien, CETOBAC) et Isabelle Thireau (sociologue, CECMC).

1 Response

  1. This sounds like a very interesting workshop! In particular the meeting between historians, philosophers and sociologists around this concept. It seems to me that discussions around modernization/modernity, even those where the concept is critizised, still often end up in taking the process of modernization or the meaning of the concept itself for granted to some degree. I look forward to seeing the kind of nuances that can be brought to the discussion at this meeting, and especially through offering a more actor-oriented analysis of how the concept of modernism and/or modernization has been used by historical actors in the Soviet Union and which consequences this has had in different contexts. Hopefully the idea of “modernity” as a mirror of a how a society sees itself (as mentioned above), as opposed to a premediated framework, can lead to frutiful discussions.