Par Giovanni Careri
Relire Le portrait du roi trente-quatre ans après sa parution est une expérience révélatrice: certaines des hypothèses alors exposées par Louis Marin sont au cœur des réflexions les plus actuelles sur le rapport entre images et pouvoir, d’autre sont restées partiellement incomprises malgré leur puissance heuristique. Parmi ces incompréhensions, certaines sont liées à des choix terminologiques : Marin utilise le terme « portrait » et plus souvent encore celui de « représentation » là où aujourd’hui on s’attendrait à lire « image » et « agentivité ». Le terme « portrait » peut susciter une surprise quand on découvre que l’auteur ne s’occupe pas de peinture dans ce livre, mais d’un ensemble de textes allant du projet pour une histoire du roi de Pelisson (1670) à l’histoire métallique du règne de Louis XIV, et du plan de Paris par Gomboust (1652) à de deux textes de Félibien : un guide de Versailles et la description de la fête donnée par le roi au retour de la conquête de la Franche-Comté en 1674.
Ce que Marin appelle « portrait du roi » se compose de toutes les formes discursives, rituelles et visuelles par lesquelles le roi est représenté en figure alors que son corps physique est absent. Au cœur de cette construction multi médiale, Marin situe une idée aussi simple qu’abyssale dans ses conséquences : le roi n’est roi que dans la représentation. Autrement dit : le pouvoir royal ne préexiste pas aux formes discursives, performatives et rituelles que le représentent. La sémiotique de Marin est substitutive : la représentation est re-présentation : substitution du roi absent par un signe présent. Elle est aussi, et en même temps, énergétique car l’opération de présentation du roi ne se limite pas à remplacer l’absent, mais elle lui donne une présence qui n’est pas seulement puissante et fascinante, et donc susceptible de produire chez les sujets terreur et amour, mais encore juste et ayant valeur de loi. Dans un passage écrit une année avant la publication du Portrait du roi, et repris dans le recueil Politiques de la représentation en 2005, Marin résume ainsi ce qu’il entend quand il affirme que le pouvoir du roi c’est sa représentation :
« Qu’est-ce donc que le pouvoir ? Qu’est-ce donc que pouvoir ? Pouvoir, c’est être en état d’exercer une action sur quelqu’un ou sur quelque chose ; non pas agir ou faire, mais avoir la puissance, avoir la force de faire ou d’agir. Pouvoir c’est, dans son sens le plus général, être capable de force, avoir une réserve de force qui ne se dépense pas mais qui est en état de se dépenser. On peut même se demander ce qu’est une force qui ne se manifeste pas. Pouvoir ainsi signifie d’abord avoir puissance mais c’est aussi et de surcroît valoriser cette puissance comme contrainte obligatoire, génératrice de devoir comme loi. En ce sens, pouvoir, c’est instituer comme loi la puissance, elle-même conçue comme possibilité et capacité de force. Et c’est ici que la représentation va jouer son rôle parce qu’elle va être à la fois le moyen de la puissance et son fondement. Autrement dit, je propose comme hypothèse de travail ; que le dispositif représentatif opère la transformation de la force en puissance, de la force en pouvoir ; d’une part en mettant en réserve la force, c’est la puissance, et, d’autre part, en valorisant cette puissance en état légitime, obligatoire, en justifiant la puissance » (1).
Les analyses rapprochées de textes et d’images de toute sorte qui composent Le portrait du roi montrent comment la représentation met la force en réserve dans les signes et comment elle signifie la force dans le discours de la loi. Marin a offert aux sciences sociales un ensemble d’outils heuristiques décisifs. D’une part, en effet, sa conception énergétique du signe/représentation éclaire le rapport entre formes et forces, alors que ce rapport, essentiel à l’analyse du ‘travail des images’ et de ses effets, échappe aux approches dont l’objet est la relation entre les formes et leurs significations. D’autre part, en renouvelant la réflexion sur la dimension performative du signe/représentation, la réflexion de Marin permet de renouer les liens entre le domaine de l’image et celui de l’anthropologie, voire de la théologie.
Situant sa théorie du signe en relation à celle énoncée par les logiciens de Port Royal, Marin relève la proximité entre la « présence réelle » du Christ dans l’eucharistie et la présence réelle du roi dans sa représentation. Pascal avait considéré la transsubstantion royale comme une captation perverse sans fondement théologique. Sa réflexion sur le rôle des « effets » dans le phénomène de la croyance est fondamentale pour Marin, comme l’est aussi la conception pascalienne du rapport entre la justice et la force, élément fondateur d’un pouvoir qui n’est effectif qu’à travers la puissance d’une « menace légale » dont les sujets perçoivent les signes.
La notion de représentation telle que Marin la met au travail est une opération double : certes la représentation a une visée mimétique ou transitive : elle représente quelque chose - le roi -, mais, en même temps, elle a une dimension réflexive et pragmatique, elle le présente, elle impose sa présence avec une force d’autant plus grande que cette dimension ostensive est naturalisée. Autrement dit l’échafaudage de la présentation de la représentation ne devient visible qu’à un regard critique, comme celui de Pascal quand il écrit : « La coutume de voir les rois accompagnés de gardes, de tambours, d’officiers et de toutes les choses qui ploient la machine vers le respect et la terreur fait que leur visage, quand il est quelquefois seul et sans ses accompagnements imprime dans leurs sujets le respect et la terreur parce qu’on ne sépare point dans la pensée leurs personnes d’avec leurs suites qu’on y voit d’ordinaire jointes. Et le monde qui ne sait pas que cet effet vient de cette coutume, croit qu’il vient d’une force naturelle. » (2)
Si on enlève à la notion de représentation la dimension pragmatique et réflexive du « se présenter » et qu’on ne considère en elle que la dimension transitive ou mimétique, on sera vite fourvoyé sur les chemins de la « critique de la représentation » telle qu’elle s’est développée, par exemple, dans la perspective moderniste issue de l’affirmation de l’art abstrait ou dans les travaux qui ont comme objet les sémiotiques non mimétiques propres à des cultures non occidentales ou situées hors de la période dite « classique ». L’intérêt de l’articulation marinienne entre la notion de représentation et celle de pouvoir a, sans doute, pâti de cette « critique de la représentation » qui non seulement lui est étrangère mais qu’elle permet aussi de mieux élaborer, allant bien au-delà des visual studies dont elle partage le souci de situer les images dans les rapports de pouvoir dont elles participent. Marin ne se limite jamais à dénoncer le « vrai visage » qui se cache sous les belles apparences de l’art. Il pénètre jusqu’au plus profond de chacun des objets étudiés à travers une forme très particulière de description analytique servie par une langue précise, riche, et agile qui dédouble le jeu du texte. Il se sert des catégories propres au dix-septième siècle en leur donnant une efficace nouvelle, puisée dans la théorie du langage de son propre temps. Il se refuse à toute généralisation et à toute réduction, montrant chacun des textes analysés « au travail », à savoir dans l’exercice de sa puissance d’effets et non pas comme un dépôt inerte de valeurs et d’idées. On cherchera en vain dans le Portrait du roi l’exposition concise d’une méthode dont on pourrait extraire une étiquette vendable sur le marché des « théories des images ». Marin répond à des questions d’ordre historique, philosophique et sémiotique à propos du pouvoir en général et du pouvoir absolu en particulier, mais toujours indirectement, manipulant lentement images et textes, jusqu’à qu’ils se disposent sous le regard du lecteur comme porteurs d’une théorie implicite, enfin saisissable, mais dans les termes propres à cette objet là, une théorie du singulier voire de « l’objet théorique », terme qui définit bien la démarche de Marin paradoxalement prise entre l’historicité et la matérialité d’un texte particulier et l’abstraction d’une théorie qui ne peut jamais atteindre la simple pureté de l’abstraction conceptuelle et qui, pour cette raison, est la plus même d’aborder les structures et les effets des objets complexes et hybrides qui composent le portrait du roi.
(1) Louis Marin, « Le pouvoir et ses représentations » (1980), in Politiques de la représentation, édition établie par Alain Cantillon, Giovanni Careri, Jean-Pierre Cavaillé, Pierre-Antoine Fabre et Françoise Marin, Paris, Collège International de Philosophie, Kimé, 2005, p. 73-74.
(2) Fragment Vanité 13/38 Faugère I, 182, X / Havet V.7 / Brunschvicg 308 / Tourneur p. 170-3 / Le Guern 23 / Maeda I p. 113 / Lafuma 25 / Sellier 59.
Giovanni Careri est directeur d'études à l'EHESS (CEHTA).
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