Par Francesca Trivellato
Après Les batailles nocturnes (1966) et Le fromage et les vers (1976), Le sabbat des sorcières est le troisième des ouvrages dans lesquels Carlo Ginzburg s'efforce de déplacer le débat historiographique sur la sorcellerie, en le faisant passer de l’histoire des persécutions à celle des croyances à l'égard des sorciers. Se servant des inquisiteurs comme d'anthropologues involontaires, il puise dans les documents que ces derniers produisirent au cours de leur tentative d'éradication d'une culture paysanne qu'ils jugeaient trop faiblement christianisée, pour reconstituer les contours de cette culture, fondamentalement orale. L'influence que cette démarche aura sur l’historiographie de la culture populaire est considérable. Mais ses ambitions sont plus larges car elles conduisent à attacher au programme intellectuel des historiens des préoccupations éthiques: les chercheurs peuvent-ils faire entendre la voix des victimes en utilisant les archives produites par ceux qui les ont persécutées? Ginzburg n’en doute pas. Sa foi dans la capacité de l’historien à faire parler les opprimés surpasse de loin celle des théoriciens du post-colonialisme qui, au moment où il écrit, trouvent certes, eux aussi, leur inspiration dans les travaux d’Antonio Gramsci mais entendent souligner que les sources issues des structures du pouvoir sont nécessairement porteuses de biais et de distorsions. Ginzburg reviendra par la suite sur ce problème, dans ses écrits sur la preuve, la rhétorique et les limites du savoir historique, où il s'en prendra à un certain nombre de courants de recherche dans lesquels il voit une « attaque sceptique lancée à la scientificité des récits historiques » (Le fil et les traces, Verdier, 2010, p. 10).
Le fromage et les vers avait été un grand succès. Tant pour les chercheurs que pour un public plus large, le meunier frioulan Domenico Scandella, dit Menocchio, était devenu l'emblème de la culture paysanne de l'époque moderne, et un quasi synonyme de la « micro-histoire ». Selon son auteur, pour qui l’opposition entre approches micro et macro relève d'une fausse dichotomie, Le sabbat des sorcières doit être lu comme la suite logique de ses précédents travaux sur le Frioul. Aux yeux de bien des lecteurs, c'est pourtant une suite très improbable. Comme la plupart des ouvrages adoptant une approche microhistorique, cette étude se place à la croisée de l’histoire et de l’anthropologie, associant à l’observation des changements diachroniques une analyse culturelle des systèmes de symboles. Cependant, contrairement aux autres travaux microhistoriques, elle ne se focalise pas sur un ou plusieurs individus mais parcourt le temps et l'espace, couvrant les millénaires et le continent eurasien, de la Sibérie au Sud-Ouest de la France, de la Baltique à la Méditerranée!
Avec une étourdissante érudition, Ginzburg explore un éventail énorme de sources textuelles, artistiques et archéologiques, des tablettes minoennes de l’Âge du bronze tardif aux artefacts scythes. S'y ajoutent des auteurs aussi divers qu’Hérodote, Montaigne, le voyageur ottoman Evliya Çelebi, Gratien, Bernardin de Sienne, le philosophe taoïste Ko Hong, Paul Diacre, Philippe Mélanchton, ou les frères Grimm, pour ne citer qu'eux. Ginzburg compare, oppose, juxtapose des fragments d'information, dans le but de souligner les différences mais également les similitudes saisissantes entre les anciens rites chamanistes et les assemblées de sorcières telles qu’ils sont imaginés par des personnes sans aucun lien apparent. Qu’ont en commun, en effet, les rites de la fertilité frioulans, le culte rendu à la déesse Diane, le Cycle Arthurien ou le conte de fée Cendrillon (dont des versions ont été observées dans l’Est et le Sud-Est de l’Asie)? Pour Ginzburg, tous traitent des relations entre le monde des vivants et celui des morts, et tous identifient invariablement certains groupes marginaux (les lépreux, les Musulmans, et les Juifs dans l’Europe du Bas Moyen Âge) comme des conspirateurs. Plus important encore: tous exposent des motifs récurrents. Comment expliquer ces similarités de forme repérables à travers divers contextes spatio-temporels? En mobilisant conjointement l’histoire et la morphologie, Ginzburg soutient que ces similarités, loin d'être le fruit d'une coincïdence, sont le produit d’une chaîne de transmission historique, dont le creuset se situe dans le plus bas bassin du Danube du VIe siècle, où les peuples celtes, thraces et scythes ont coexisté et emprunté les uns aux autres.
L’histoire (l’étude du changement à travers les temps) et la morphologie (les classifications typologiques) forment en général une bien étrange association. Les unir est pourtant l’une des principales caractéristiques de ce courant particulier de la micro-histoire que Ginzburg à développé en dialogue avec des collègues italiens comme Giovanni Levi, Edoardo Grendi et Carlo Poni, mais aussi en se éloignant d’eux. Son « paradigme conjecturel » trace les contours d’une méthode qui se veut à la fois intérprétative et scientifique, prenant appui sur la conviction que « si la réalité est opaque, des zones privilégiées existent - traces, indices - qui permettent de la déchiffrer » (Mythes, emblèmes et traces, Verdier, 2010, p. 290). Néologisme inventé par Goethe dans le cadre de ses études sur la nomenclature botanique, la « morphologie » implique une procédure descriptive autant que causale. Cette alliance attire Ginzburg car elle lui offre un instrument grâce auquel il devient possible de situer des signes et des indices à l'intérieur de structures explicatives. Cependant, d'aucuns se montreront déroutés par cette combinaison d’herméneutique et d’empirisme, du fait du degré de subjectivité qu’implique l’identification des « analogies » qui sont les « briques » de base de la morphologie (“à peu près identiques” [p. 164]; “rappelle de manière impressionante ” [p. 202]) et de l’imparfaite vérification à laquelle cet “itinerario morfologico” (p. 195) peut être soumis.
Au final, Le sabbat des sorcières apparaît comme le travail d’un maître-historien qui a refusé de se reposer sur ses lauriers et a souhaité élever le niveau de réflexion, pour lui comme pour ses lecteurs. Que l'ouvrage n’ait pas bénéficié d’une reconnaissance universelle ne signifie pas que nous ne devrions pas le rouvrir pour y poser un regard neuf. De nombreux historiens de la culture et de la pensée saisissent encore avec difficulté l’idée d’une relation entre histoire et morphologie, comme peuvent l’illustrer par exemple les études sur la persistance et la transformation des modes de préjudice ou d’autres débats plus théoriques. En 1989, à la fin de la guerre froide, l’approche morphologique de Ginzburg a aussi anticipé le fait que l’Etat-Nation allait décliner en tant qu'objet privilégié des enquêtes historiques. Des échos peuvent en être perçus aujourd’hui dans les « histoires connectées » qui mettent l’accent sur la circulation et les parallélismes synchroniques, au travers des frontières géopolitiques. De même, contrairement à l’archéologie foucaldienne, l’usage que fait Ginzburg des métaphores de la profondeur et de l’excavation archéologiques apparaît rétrospectivement comme une préscience du champ aujourd’hui émergent de « l’histoire profonde », bien que celle-ci soit plus orientée vers la nature que vers la culture. Mais peut-être est-ce surtout à la lumière des études aujourd'hui foisonnantes sur les droits de l’homme que le livre mérite d'être relu. C'est alors la tension entre universalisme et particularisme qui imprègne Le sabbat des sorcières qui vaut d'être réinterrogée: l'ouvrage affirme l’existence d’un patrimoine culturel eurasien, tout en reconnaissant au cœur de celui-ci altérité, marginalité et violence. La déshumanisation et l’annihilation des groupes marginaux sont-elles des récurrences évitables dans l’histoire humaine ou sapent-elles la possibilité d’une humanité globale ?
Francesca Trivellato est professeure au département d'histoire de l'université de Yale.
Carlo Ginzburg, Storia notturna. Una decifrazione del sabba, Torino: Einaudi, 1989. Traduction française: Le sabbat des sorcières, trad. Monique Aymard, Paris, Gallimard, 1992.
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