L’Ecole des femmes

Ecrivaines, avocates, élues, médecins, consultantes, journalistes,  intermittentes du spectacle, ou professionnelles des métiers de l’entreprise et de la banque, elles ont un point commun: avoir été diplômée de l’EHESS. Célèbres ou anonymes, toutes ont accepté de revisiter leurs souvenirs et de parler de leur actualité à travers un portrait à la fois écrit et photographique – grâce aux clichés réalisés par Laurent Dappe (EHESS). 40 portraits au total – autant que le nombre d'années qui nous sépare de la naissance de l'EHESS – qui seront présentés dans le cadre d’une exposition accessible tout au long de la semaine du 15 au 20 juin, dans l'atrium du 190 avenue de France. Et dont le vernissage aura lieu ce mercredi 17 juin à 17h, autour d'un pot convivial. Rose-Marie Lagrave (IRIS) et Corinne M. Belliard (Université François Rabelais), à l’initiative de ce projet avec les autres membres de l’association des Alumni de l’EHESS, nous parlent ici de ce travail original de mémoire qui s’envisage de façon aussi esthétique que réflexive et militante.

Avec cette exposition, que souhaitez-vous donner à voir ? 

Si l’on s’intéresse à des personnalités qui ont marqué l’Histoire de l’École, il semble beaucoup plus simple et évident de citer de grands chercheurs, que de se référer à des diplômées. Or, nous avions à cœur de donner une place et une visibilité à ces femmes. D'où l'idée de cette exposition de quarante portraits de diplômées de l’EHESS. Laurent Dappe a réalisé les photographies. Chacune est accompagnée d'un court texte de présentation d’environ deux cents mots, qui permet de caractériser les trajectoires personnelles et professionnelles de différentes générations de femmes : depuis Germaine Lebel, diplômée en 1952 de la sixième section de l’EPHE, à la dernière interrogée qui a soutenu sa thèse en 2015. Cependant, nous ne cherchions pas à façonner un échantillon sociologique représentatif. Si nous avons choisi ces femmes, c’est avant tout pour la diversité des parcours qu’elles représentent. Parmi ces femmes, il y a des artistes, des journalistes, d’autres qui ont poursuivi une carrière académique, ou ont mené une belle carrière dans le secteur privé, notamment dans la banque pour les économistes. Certaines sont devenues des personnalités publiques, comme Laure Adler, Julia Kristeva ou encore Claudia Serrano (ancienne ministre du gouvernement de Michelle Bachelet, au Chili, aujourd’hui représentant du Chili à l’OCDE), d’autres débutent, et prendront sûrement leur place dans le débat public. Mais il n’y a pas de prime à la célébrité : il y a avant tout beaucoup d’inconnues ! Nous y tenions, et nous continuons de rejeter cette fausse dichotomie entre « obscures » et « célèbres » : ce sont simplement toutes d’anciennes élèves. Pour elles, l’École a été une ressource, et leur a donné un cadre de structuration de la pensée et du discours. Souvent, leurs souvenirs étudiants sont particulièrement colorés par la relation intellectuelle qu’elles entretenaient avec leur directeur de recherche. Une ancienne étudiante a notamment gardé de vifs souvenirs des séminaires de Roland Barthes, et s’en rappelle avant tout comme d’une voix. Avec cette exposition, nous ne souhaitons pas uniquement révéler ces femmes, nous voulons aussi montrer à la génération actuelle que l’EHESS n’est pas nécessairement synonyme d’une insertion dans le milieu académique.

La dimension de genre est centrale dans votre projet. Pourquoi ce parti pris? Et comment cette réflexion s’exprime-t-elle dans le discours des femmes que vous avez interrogées ?

Cette expérience s’inscrit dans la continuité d’une volonté forte,  qui est de confronter l’École à sa réalité : on y trouve beaucoup de femmes dans l’administration et très peu dans les carrières universitaires de haut niveau. De plus, ces femmes n’ont pas de visibilité - nous ne saurions trop conseiller de relire Michelle Perrot, qui nous parle des « silences de l’Histoire » (1). Eh bien, la même chose se produit dans le monde universitaire. Au commencement de notre enquête, nous nous sommes retrouvées face à un constat effrayant : ces femmes ont presque toutes été formées par des hommes. Certes, ce constat est avant tout très contextuel, puisque dans les premières années de la sixième section de l’EPHE, il s’agissait d’un univers presqu’exclusivement masculin. Mais si nous avons choisi d’adopter une approche genrée de ce travail d’entretiens, c’est qu’il s’inscrit dans une réalité encore aujourd’hui très masculiniste. Il continue d’y avoir cette pyramide inversée au sein de l’École, avec un décrochage du nombre de femmes dans le corps de la direction d’études. Quant aux femmes que nous avons interrogées, elles nous ont rapporté des éléments sur leurs conditions dans le milieu professionnel, mais le genre tient dans leurs discours une place très inégale. Chez beaucoup d’entre elles, on sent une réflexion féministe au sens large, qui implique la nécessité de réinterroger le féminin. Notamment, certaines des grandes figures de l’École se sont imprégnées des discours et  de la philosophie du MLF. Chez les plus jeunes, ce propos est peut-être moins marqué, et quelques entretiens laissent penser que si les générations plus anciennes avaient le souci d’être femme, les plus jeunes pensent avant tout à trouver un emploi. Mais cela n’exclut pas la réflexion féministe, au contraire : cette hypothèse amène à développer de nouvelles réflexions sur la place qu’occupent les femmes sur un marché du travail où elles sont de plus en plus nombreuses à se positionner. Nous souhaitons véritablement inscrire cette exposition dans une trajectoire plus large de militantisme au sein de l’EHESS, qui permette d’aller vers plus d’égalité entre hommes et femmes, pour offrir une École telle que nous la concevons.

Cet exercice du portrait, qui passe par la photographie mais aussi par un travail d’écriture court, implique une réduction des propos de femmes interrogées. Pensez-vous prolonger et approfondir cette expérience ?

Pour le moment, cette exposition permet de baliser le terrain, et bien que notre association n’ait pour le moment pas statué sur ce point, l’idée d’une continuation pourrait être intéressante.  Ce projet est né car nous voulions savoir sur les pas de qui nous marchions : il s’agissait au départ d’une démarche et d’un travail d’historien, en privilégiant le contact avec les intéressées, et en faisant d’une certaine manière de l’Histoire par le bas. Nous avons commencé par mener un gros travail de repérage en reprenant les annuaires de l’École, puis nous avons mené ces entretiens… et peu à peu nous nous sommes prises au jeu ! Une journée d’études ou une conférence aurait nécessité un gros travail d’archives et de réflexions, et nous n’en avions pas le temps. Pour le moment, ce que nous attendons de cette exposition, c’est avant tout de l’étonnement. Voir des gens se dire « ah oui, elles existent ! », poser des questions et s’interroger, pour mener une démarche réflexive propre à l’EHESS. De fait, sa réalisation a été un travail difficile, qui nous a obligé à tailler un texte très réducteur par rapport à la richesse des propos échangés au cours de chaque entretien. Il a été aussi rude que primordial de trouver la bonne tessiture, le fil rouge qui donne à voir autre chose qu’une simple « trajectoire sur le papier », pour paraphraser Bourdieu. Ce travail de tricotage est probablement aussi frustrant pour ces femmes que pour nous. Mais ces petits textes donnent déjà les quelques repères qui permettent de rendre visibles des invisibles, et de les présenter alors qu’on ne les attend pas. Cette réflexion mérite certainement d’être prolongée. Par la suite, nous pourrions imaginer la constitution de conséquentes archives orales de l’École, et dans une approche de genre, les opposer à des parcours masculins : il s’agirait d’une expérience passionnante à mener. Aussi, il pourrait être intéressant de travailler dans la continuité de ce que nous avons fait en confrontant des trajectoires de femmes élues à l’EHESS avec d’autres dont le parcours s’est fait en dehors de l’université. Une chose est sûre : l’exposition « les 40 diplômées » participe à une meilleure connaissance de l’École à travers une démarche scientifique et militante, et a déjà posé les jalons de réflexions en devenir.

(1) Michelle Perrot, Les Femmes ou les silences de l’Histoire, Paris, Flammarion, 1998.

Propos recueillis par Floriane Zaslavsky

Fiche technique: "40 diplômées de l'EHESS" • Une exposition photographique présentée du 15 au 20 juin 2015 dans l'atrium de l'EHESS • 190 Avenue de France • Soutenue par l'association "Alumni EHESS" • Vernissage: mercredi 17 juin à 17h.

1 Response

  1. N.K

    Bonjour,

    Sera t il possible de voir l’exposition après le 20 juin?
    Cinq jours d’exposition c’est court…

    Très cordialement

    Nicolas