Les SHS face aux discriminations : l’engagement nécessaire

Face à la stigmatisation dont sont victimes dans notre pays les Roms, les migrants et nombre d'autres populations, les chercheurs en SHS doivent-ils demeurer les bras croisés?  Et rester cloîtrés dans leur centre de recherche? Les savoirs qu'ils accumulent sur les sociétés humaines et leurs transformations historiques ne sont-ils donc d'aucune utilité pour analyser les discriminations d'aujourd'hui, leur banalisation et leurs effets politiques? Plus encore : ces savoirs ne peuvent-ils pas servir à mieux lutter contre de tels phénomènes et à les juguler? C'est le pari que font les chercheurs qui ont rejoint la section de la Ligue des droits de l’homme de l'EHESS – laquelle constitue à ce jour la seule « section d'entreprise » que la LDH a reconnue en France. Leur objectif : rappeler le lien constitutif qui unit la pratique des SHS à un engagement en faveur de plus de justice sociale et d'égalité, et en tirer des conséquences pratiques en termes d'engagement citoyen. C'est de ce lien et de ce qu'il implique concrètement au sujet de certains « dossiers » d'actualité, dont on débattra le 13 octobre prochain lors d'une table-ronde inscrite au programme du 40e anniversaire de l'EHESS. L'anthropologue Véronique Nahoum-Grappe (IIAC) et les historiens André Burguière (CRH) et Claude Calame (AnHiMA & CRAL), membres de la section de la LDH de l'EHESS, figurent parmi les organisateurs de cet événement : ils nous en expliquent ici les enjeux.

 

Pourquoi une table-ronde sur l'engagement des chercheurs dans la lutte contre les discriminations? Quelle est l'urgence d'une telle initiative?

Elle est grande ! Ce n'est un secret pour personne que, dans la société française d'aujourd'hui, certaines fractions de la population sont l’objet de jugements stigmatisants et d’attitudes de rejet d'une violence inouïe – une hostilité qui va croissante, tant persiste chez beaucoup de nos concitoyens et jusque chez nos dirigeants la croyance selon laquelle certains groupes seraient « culturellement » incapables de s’intégrer ou n'auraient pas « vocation » à le faire. Ces groupes sont souvent victimes d’une catégorisation dévalorisante et parfois infâmante, entretenue insidieusement au quotidien, qui est à la source de discriminations d’autant plus graves qu’elles se parent de plus en plus souvent d'un vernis de légitimation pseudo-républicaine. Il est grand temps de réagir ! L’EHESS apparaît comme un lieu particulièrement propice – mais pas le seul, bien sûr – pour organiser un sursaut fondé sur un diagnostic de la situation du type de ceux que rendent possibles les sciences sociales. Notre école est en effet attachée tout à la fois au décloisonnement des disciplines et à une critique permanente des savoirs. Par là même, son fonctionnement invite chacun de celles et ceux qui y travaillent, à développer une conception universaliste de l'humain ainsi qu'une sensibilité particulière face aux rapports de domination et aux injustices. En outre, il se trouve qu'au sein de cette école, il existe depuis plusieurs décennies une section de la LDH – ce qui est un fait unique, aucun autre établissement de recherche et d'enseignement n'en accueillant une. Depuis sa création en 1982, cette section s'attache à mobiliser les SHS pour mieux comprendre comment naissent et persistent les atteintes aux droits de l'homme, les inégalités, les discriminations, et surtout pour essayer de les combattre plus efficacement. En particulier, nous nous efforçons de mettre en lien les chercheurs en SHS avec les groupes concernés par les injustices. L'EHESS fêtant cette année son 40e anniversaire, il nous a semblé opportun de souligner l'intérêt de ce travail militant, interne à l'établissement, et de le faire connaître. D'autant que nombre de nos étudiants, semble-t-il, en ignorent l'existence ! Mais aussi, et surtout, il nous a semblé important de relancer le débat sur les articulations possibles entre les SHS et le combat en faveur des droits des personnes humaines. Dans cette visée, nous avons tenu à proposer cette table-ronde et à y convier tout aussi bien des chercheurs que des personnes impliquées sur le terrain auprès des groupes victimes de discrimination. Nous espérons que les chercheurs et les étudiants de l'EHESS entendront notre appel à une implication active dans ce type de luttes et qu'ils se joindront à nous !

Vous semblez tenir pour évident que les sciences sociales ont, avec la lutte contre les discriminations et les atteintes aux droits de l'homme, un lien constitutif.

En effet, ce lien nous paraît avéré. Dès leur naissance, les sciences sociales se sont attachées à « détricoter » les systèmes de croyances qui associaient aux collectifs des « qualités » qu’ils n’ont pas. En cela, elles n'ont eu de cesse de lutter contre la réification des groupes humains mais aussi contre la naturalisation des rapports de domination. Par là même, elles ont révélé en quoi les préjugés racistes, sexistes et xénophobes relevaient de croyances erronées. Tout ceci a été porteur d'effets politiques importants et même décisifs. Pourtant, les SHS semblent aujourd’hui dans une impasse. Comme les physiciens ont rendu obsolète l’idée que la terre est plate, les sciences sociales ont pu espérer, à une certaine époque, faire tomber en désuétude le racisme, l’antisémitisme et le sexisme. Or, ce n’est pas le cas. Pire : les SHS ou, du moins, une partie d'entre elles, ont, dans certaines phases de leur développement, sécréter de l’intolérance et du nationalisme. Ce faisant, elles ont été des forces régressives et se sont écartés de leur ambition première. Il est de notre devoir de chercheur d'établir aujourd'hui un bilan de ces échecs et de comprendre les obstacles qui se dressent – y compris à l'intérieur de nos disciplines - devant le type de pensée critique que promeuvent nos sciences. Nous croyons que les SHS, quels que soient leurs défauts, conservent un fort coefficient de réflexivité et de distanciation critique. C'est en repartant de celui-ci qu'il nous semble possible, et nécessaire, de repenser la vocation citoyenne des sciences sociales et de la réaffirmer.

Les liens concrets que vous tentez de nouer avec les acteurs qui, sur le terrain, luttent contre les discriminations, peuvent-ils affecter en retour la pratique des sciences sociales ? 

Très certainement! L'expérience accumulée au fil des années au sein de la section de la LDH de l'EHESS nous porte à penser que le contact direct avec les acteurs de terrain constitue pour les chercheurs une formidable occasion de sortir des routines intellectuelles propres au monde académique – lequel monde est composé, il faut l'admettre, de privilégiés sociaux, en comparaison des groupes discriminés et dominés dont il est question. C'est ainsi que notre section donne accès à des données d’enquêtes menées par les associations, qui révèlent aux chercheurs un « paysage des faits » souvent assez différent de celui qu'ils connaissent, et à des témoignages de première main sur des réalités parfois difficiles à cerner. En tant que « passeur de liens », notre section constitue ainsi un vivier de nouveaux terrains de recherche qui peut avoir un effet d’entraînement sur les travaux en SHS, en suscitant des projets de thèse par exemple. C'est cette réalité d'une interconnexion entre recherche et actions associatives et militantes sur le terrain que nous souhaitons mettre en lumière à l'occasion de cette table-ronde. Ce sera aussi, nous l'espérons, l'occasion de décloisonner les approches des uns et des autres – qu'ils soient anthropologues, historiens ou linguistes – en les amenant, sur des problèmes tels que l'islamophobie, l'antisémitisme, les migrants ou les réfugiés par exemple, à mettre en commun leurs forces intellectuelles, à engager la discussion avec des personnes impliquées sur le terrain et finalement, à entrevoir les actions collectives dont notre société a aujourd'hui cruellement besoin.

Propos recueilli par Floriane Zaslavsky et Flavie Leroux

 

Fiche technique : « Implication/engagement et sciences humaines et sociales au XXIe siècle » - 13 octobre 2015 de 15h à 19h – EHESS, Salle Lombard, 96 boulevard Raspail Paris 6ème - Table-ronde organisée par André Burguière (EHESS/CRH), Claude Calame (EHESS/AnHiMA & CRAL) et Véronique Nahoum-Grappe (EHESS/IIAC et Section LDH).

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