De nouvelles fonctions critiques pour les sciences sociales?

Dans le monde de demain, qu'adviendra-t-il du pouvoir émancipateur des sciences sociales ? Les transformations du capitalisme, des formes de l'action publique et des modalités de la croyance religieuse le rendront-ils plus difficile à exercer? Ou, au contraire, le faciliteront-ils? Les chercheurs devront-ils, plus qu'aujourd'hui, revendiquer ouvertement des orientations normatives? Ou, au contraire, s'en abstenir davantage? Quel sera leur apport spécifique aux processus critiques à l'œuvre dans les sociétés, et leur plus-value par rapport aux critiques formulées par leurs contemporains? Ces questions seront au centre de l'une des sessions du grand colloque interdisciplinaire et international, « Les sciences sociales au 21e siècle » par lequel, les 15 et 16 juin, s'ouvrira la « semaine anniversaire » de l'EHESS.

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Quel est l'objectif du colloque? / What is the aim of the colloquium ?

Mieux comprendre comment vont évoluer les sciences humaines et sociales dans les années qui viennent. Mieux saisir quel sera leur rôle social et politique dans le monde de demain. Comment ? En conviant, durant deux jours, des chercheurs français et étrangers de renom, appartenant aux différentes disciplines de ces sciences et représentant des traditions scientifiques variées, et en les invitant à débattre entre eux et avec le public.

To better understand how the social and human sciences will evolve in the years to come. To have a better understanding of what will be their social and political role in tomorrow’s world. How ? By gathering, for two days, renowned researchers from France and abroad, who belong to the various disciplines of those sciences and represent varied scientific traditions, and by inviting them to debate with one another and with the audience. 

Quel est l'objectif de la quatrième session, « La fonction critique »? / What is the scope of the fourth session, “The Critical function” ?

Mieux comprendre dans quelle mesure, dans le monde de demain, les sciences sociales conserveront la possibilité de critiquer l'ordre social ou certains de ses aspects. Déterminer s'il faudra aux chercheurs, plus qu'aujourd'hui, affirmer leur attachement à des idéaux normatifs ou, au contraire, revendiquer plus fortement une certaine forme de neutralité et de non-engagement.

En conduisant à historiciser le monde social et, de ce fait, à le dénaturaliser, les sciences sociales ne peuvent manquer d'avoir des effets critiques sur le fonctionnement des sociétés. Dans quelle mesure ces effets doivent-ils être assumés, encouragés ou orientés par les chercheurs et/ou par les institutions de recherche ? Et de quelle façon ? Comment les sciences sociales doivent-elles définir leur contribution au fonctionnement des systèmes politiques en général, aux progrès de la démocratie en particulier ? Doivent-elles revendiquer explicitement des visées normatives ? Si oui, lesquelles et au nom de quoi ? Les transformations du capitalisme, de l'action publique et des modalités de la croyance religieuse diminueront-elles le pouvoir émancipateur des sciences sociales ou, au contraire, l'augmenteront-elles?

To better understand to what extent the social sciences will be able to criticise the social order, or some of its aspects, in the future. To determine whether the researchers will have, more than today, to  claim normative ideals, or, on the contrary, to pretend to a certain form of neutrality.

By historicizing the social world, hence denaturalising it, social sciences certainly have critical effects on the functioning of society. To what extent should these effects be accepted, encouraged or oriented by the researchers and /or the research institutions ? And how ? How should the social sciences define their contribution to the functioning of political systems, most especially to the extension of democracy ?  Should they explicitly claim normative aspirations ? If so, which ones, and on what grounds ? Will the transformations of capitalism, public action, and modes of religious beliefs reduce the emancipatory power of social sciences ? Or will they rather increase it ?

Où et quand aura lieu cette session?

Mardi 16 juin, de 14h à 17h, au 105, bd Raspail (Paris 6e) dans l'amphithéâtre François Furet et les salles 7 et 8. Entrée libre. Métro: Saint-Placide (ligne 4) ou N.-D.-des-Champs (ligne 12).

Quels intervenants ? Quelles interventions?

Eve Chiapello présidera cette session. D'abord professeure à HEC, elle est devenue, en 2013, directrice d'études à l'EHESS. Ses recherches visent à développer une sociologie des pratiques et des outils de gestion permettant de poser autrement la question du capitalisme et de ses transformations actuelles. Elle est notamment l'auteure de Artistes versus managers. Le management culturel face à la critique artiste  (1998) et, avec Luc Boltanski, du Nouvel esprit du capitalisme (1999).

Wolfgang Streeck • "The Social Condition of Critical Social Science"

The presentation will attempt to define critical social science and explore its relationship to practical politics and collective action. It will then examine the different roles contemporary society offers to critical social scientists, after the demise of the figure of “organic intellectual”. It will focus on the situation of a critical social science cut off from political power and influence and under pressure from neoliberal “reforms” of academic scholarship and teaching. It also considers the need for critical social science to assert itself in a pluralist public governed by market laws against the white noise produced by omnipresent mass media, both conventional and new.

Wolfgang Streeck est directeur émérite au Max Planck Institute for the Study of Societies de Cologne. De 1988 à 1995, il a été professeur de sociologie à l'université du Wisconsin (Madison). Ses recherches portent sur les crises et les changements institutionnels qui affectent l'économie politique du capitalisme contemporain. Parmi ses dernières publications: Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique (2014); Politics in the Age of Austerity (avec Armin Schäfer, 2013); Re-Forming Capitalism: Institutional Change in the German Political Economy (2009). Son intervention se fera en anglais.

Thomas Piketty • "Capital, savoir et pouvoir"

La recherche en sciences sociales doit contribuer à redéfinir sans cesse les termes du débat politique, à démasquer les certitudes toutes faites, à tout remettre toujours en cause et question, à démocratiser le savoir pour renverser les relations de pouvoir. Les cloisonnements disciplinaires affaiblissent malheureusement cette fonction critique. Trop souvent, les économistes se réfugient dans un scientisme et un mathématisme qui masquent mal une idéologie sociale hyper-conservatrice, et parfois une extrême faiblesse de leurs connaissances, sans rapport avec le monopole d'expertise qu'ils prétendent s'arroger. A l'inverse, de trop nombreux historiens, sociologues, anthropologues, ont presque totalement abandonné l'étude des questions économiques et financière aux économistes, en se réfugiant dans la déconstruction pure des catégories, attitude toujours nécessaire mais jamais suffisante. On défendra ici l'idée que ces contradictions peuvent être dépassées, par exemple en développant une approche pluridisciplinaire et multidimensionnelle de l'histoire du capital et des relations de propriété.

Thomas Piketty est économiste, directeur d'études à l'EHESS et professeur à Paris School of Economics. Ses travaux portent sur les inégalités économiques considérées dans une perspective historique et comparative. Il a notamment publié Les hauts revenus en France au 20e siècle (2001) et Le capital au 21e siècle (2013). Son intervention se fera en français.

Carla Hesse • "Social Science as Practice"

All forms of social scientific knowledge are modes of intervention in society, and may be said to constitute its self-reflexive function. We might therefore describe the “critical function” of social science as a particular mode of intervention that at the first order produces a self-reflexive relationship to social conventions and norms through strategic inquiry (denaturalization), and at a second order designs forms of strategic intervention with the aim of sustaining or transforming social norms or formal conventions (translation).  The functional relationship between social science and a democratic ideal depends upon its forms of institutionalization—including the internal division of labor within the social sciences (e.g. methodological and disciplinary) as well as its sites of production and dissemination (e.g. research universities, private corporations, nonprofit organizations, government agencies, private foundations). For the historian, the most interesting arena for investigation is how and where forms of inquiry emerge, and how they migrate between different domains of knowledge production (e.g. feminism or credit mechanisms).

Carla Hesse est professeur d'histoire moderne à l'université de Berkeley (Californie). Ses travaux portent sur l'histoire intellectuelle de l'Europe, et particulièrement celle de la France, entre les XVIIe et XXe siècles, en prêtant une attention particulière au rôle joué par les femmes. Elle est notamment l'auteure de The Other Enlightenment: How French Women Became Modern (2001). Son intervention se fera en anglais.

Etienne Balibar • "Après la fin de l’époque bourgeoise..."

Après la fin de l’époque bourgeoise, comment penser l’articulation de la théorie et de la critique qui conditionne la possibilité des sciences sociales ? Il y a toujours eu deux pôles discursifs au sein des sciences sociales : disons « théorie » et « critique ». Leur articulation ne cesse de varier.  Mais représentation est liée à des formes de savoir et de domination surgis avec le capitalisme industriel, la représentation nationale, etc., conditions en voie de disparition sous l’effet de la mondialisation, des technologies de la communication digitalisée, qui entrainent la fin de la « bourgeoisie » et de ses antagonistes classiques. On réfléchira aux dimensions épistémologiques de cette mutation, et l'on tentera d’identifier des problèmes autour desquels se jouent les relances de la fonction critique du social : avenir du religieux, intériorisation des « externalités » de l’économie, mutation de la fonction enseignante…

Etienne Balibar est philosophe, professeur émérite à l'université Paris-Ouest-Nanterre et visting professor à l'université de Columbia (New York). Ses recherches portent sur la dialectique de l'universalité et des différences dans la modernité politique et sur ce qui en découle – notamment le problème de l’exclusion des minorités. Derniers ouvrages parus: La proposition de l'égaliberté (2010) et Citoyen Sujet, et autres essais d'anthropologie philosophique (2011). Son intervention se fera en français.

Fiche technique: Les sciences sociales au 21e siècle / Humanities and the Social Sciences in the Twenty-first CenturyUn colloque interdisciplinaire organisé par l’EHESS • Langues utilisées: le français et l’anglais • Amphithéâtre François Furet et salles 7 et 8 • 105, bd Raspail • Session n°4 (16 juin, 14h-17h): “La fonction critique / The Critical Function“.

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