1977: Jeanne Favret-Saada fait un sort au positivisme

Par Gildas Salmon

La valeur d’objectivité suscite en anthropologie une tension plus profonde que dans les autres disciplines. Vecteur de distinction du discours de l’ethnologue par rapport à celui des représentants de la puissance coloniale, sous la double figure de l’administrateur et du missionnaire imbus de préjugés, elle l’autorise également à arracher la connaissance de l’homme à la littérature et à la philosophie pour en faire l’objet d’une discipline scientifique. Mais ceci n’empêche pas la reconnaissance quasi unanime par ses praticiens de l’existence d’un reste irréductible aux contraintes que l’objectivité fait peser sur l’écriture monographique, donnant ainsi lieu à des stratégies de contournement qui trouvent leur place dans les préfaces, mais aussi les journaux de terrain et les récits en première personne destinés à recueillir les dimensions subjective et littéraire exclues du savoir officiel.

C’est sur la dénonciation de ce partage – qui permet de concilier l’ascétisme objectiviste avec le maintien de la subjectivité auctoriale à la condition que la seconde soit subordonnée au premier – qu’est construite toute l’ethnographie de Les Mots, la mort, les sorts. À la fin des années 1970, Jeanne Favret-Saada n’est certes pas la seule à mettre en question l’idéal positiviste qui s’était imposé avec le structuralisme, mais sa décision de s’en remettre à la subjectivation, c’est-à-dire d’étendre la préface aux dimensions du livre en son entier, en laissant vacante la place réservée au savoir objectif, la relègue d’emblée aux marges de la communauté anthropologique.

On ferait pourtant fausse route en voulant définir le geste de Jeanne Favret-Saada par la radicalité de sa critique des idéaux épistémologiques. Dans un contexte marqué par la montée en puissance de la déconstruction et les débuts du courant post-moderne qui s’épanouira dans les années 1980, elle prend immédiatement ses distances avec l’impératif de démystification qui est en train de s’affirmer : alors que le mot d’ordre des travaux de Foucault, Derrida ou Lyotard est de se déprendre de systèmes de pensées ou de pratiques qui imposaient jusqu’ici leur évidence, tout l’enjeu de l’ethnographie des sorts est au contraire de se laisser prendre à des discours et des pratiques dont il est acquis qu’en tant que sujet rationnel et moderne, on ne peut qu’être dépris. Les défenses élevées par le discours scientifique, selon lequel la sorcellerie ne saurait exister dans nos sociétés modernes, ou du moins qu’elle ne peut y avoir prise que sur des simples d’esprits, doivent être démantelées pour que s’ouvre la possibilité d’enquêter dans le bocage normand, où les paysans se montrent peu empressés de jouer le rôle des sauvages crédules. Dans une société où dire qu’on est envouté revient à s’exposer au ridicule, il est vain de chercher les bons « informateurs ». En matière de sorcellerie, on ne parle que pour accuser ou pour demander de l’aide contre un agresseur. L’ethnographe qui veut dépasser le mur du silence doit donc accepter de quitter la neutralité que sa discipline prescrit pour s’exposer à la violence de ce discours de mort.

Reconnaître que l’ethnographie des sorts est une entreprise positive de connaissance, et refuser de la réduire à son préambule critique ne doit toutefois pas conduire à négliger le tournant que celui-ci représente dans l’histoire de l’anthropologie. Le problème principal rencontré dans la construction du savoir anthropologique a longtemps été celui de la montée en généralité par désindexation des coordonnées spatio-temporelles. Dans ce cadre, la question est de savoir si la généralisation ne trahit pas la description ethnographique sur laquelle elle s’appuie. Les Mots, la mort, les sorts déplacent ce curseur en faisant apparaître que le véritable problème se situe en amont de la comparaison, au niveau des procédures d’objectivation internes à l’ethnographie.

En s’appuyant sur Benveniste, Jeanne Favret-Saada met en évidence une forme de désindexation plus fondamentale que celle qui porte sur les coordonnées spatio-temporelles, et qu’on peut qualifier de désindexation personnelle. Pour satisfaire aux exigences de la science, l’ethnographe doit occulter l’ancrage personnel de son discours derrière la description d’une culture, d’un rituel ou d’une croyance. Il procède ainsi à une véritable dénégation de l’interlocution ethnographique, qui a pour effet de réduire l’indigène au statut d’objet. Pour extraire de son terrain des données objectives, de l’information à l’état pur, l’ethnographe fait donc disparaître la personnalité de ses interlocuteurs, ainsi que la sienne propre, c’est-à-dire son engagement dans des situations d’énonciation particulières. C’est de cette manière que naît le problème de la croyance qui n’a cessé, depuis Tylor jusqu’à l’essor des sciences cognitives, de préoccuper les anthropologues : pour rendre compte du comportement et du discours d’individus coupés des situations concrètes d’énonciation et d’action, il faut bien inventer quelque chose comme une théorie erronée de la causalité ou une mentalité primitive. Jeanne Favret-Saada souligne que le résultat de cette opération est une « irréalisation » complète de l’indigène, qui apparaît comme une marionnette agie soit par des intérêts collectifs, soit par des croyances fausses.

Ce refus de l’objectivation débouche sur une nouvelle pratique de l’ethnographie, qui est probablement le point sur lequel l’influence du livre a été la plus profonde. Celle-ci peut être définie au moyen du concept de position impossible. Le renversement opéré dans Les Mots, la mort, les sorts consiste à assumer en première personne la position de celui qui n’est jamais décrit que comme le négatif absolu du sujet scientifique rationnel que se doit d’être l’ethnologue : l’ensorcelé. C’est en tant qu’elle a été affectée par le discours sorcellaire, au point de recourir aux services d’une désorceleuse, que Jeanne Favret-Saada peut dépasser le recueil d’anecdotes auquel se réduit le discours folkloriste.

Une des conséquences capitales de cette nouvelle forme d’enquête est la promotion du récit. Le récit, envers lequel toute la tradition sociologique et anthropologique française avait une grande défiance – pire, le récit en première personne, longtemps relégué dans le paratexte littéraire des monographies –, acquiert une dignité nouvelle. Il est indispensable d’abord parce que la position depuis laquelle l’ethnographie est écrite est si improbable qu’il faut retracer comment on y a été conduit : une grande part du travail consiste à faire comprendre comment elle a été d’abord manquée, puis atteinte, au terme d’un parcours accidenté. Contrairement à l’anthropologique classique, qui fait de l’effacement de toute singularité la condition de la transparence de ses descriptions, le récit met ici en scène un sujet non quelconque, car l’enjeu est de démontrer, en s’y exposant, la puissance d’interpellation du discours sorcellaire. Le récit est également privilégié car il est le seul moyen de parler de véritables personnes, présentées comme des agents individuels, c’est-à-dire nommées, situées, et prises dans un parcours biographique. Il permet ainsi d’éviter de dissoudre immédiatement leur discours dans un groupe social, une position statutaire ou une croyance, car il est d’abord un récit de situations d’interlocution.

En dépit de toutes ces vertus, le récit n’a jamais constitué aux yeux de Jeanne Favret-Saada le fin mot de l’anthropologie : Les mots, la mort, les sorts était pensé comme le point de départ d’un second livre censé déployer le « système de places » caractéristique de la sorcellerie bocaine. Le fait que, pendant les trois décennies qui séparent ce premier livre de Désorceler (Editions de l'Olivier, 2009), cette promesse soit restée lettre morte, n’a pas été sans effet sur le devenir de l’anthropologie. Comme l’ethnographie des sorts nous l’a enseigné, les silences ne pèsent souvent pas moins lourd que les paroles, et il ne fait aucun doute que la radicalisation postmoderne de l’appel à la subjectivité s’est nourrie de celui-ci.

Gildas Salmon est chargé de recherche au CNRS (LIER - IMM).

Jeanne Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts, Paris, Gallimard, 1977.

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