2006: Corbin, Courtine et Vigarello donnent corps à l’histoire

Par Dominique Memmi

En 2006 sortait le troisième volume de l’Histoire du corps. Avec un tirage en poche six ans plus tard, les ventes cumulées en 2015 attestent son succès: pratiquement 43 000 volumes, pourtant fort coûteux à l’origine, vendus en dix ans. Cette bonne réception tient certes en partie au fait que le résultat de l’entreprise, très riche, cumule les atouts. Par la diversité de ses contenus, d’abord, car l’objet « corps » est joyeusement appréhendé de toutes les façons possibles : comme objet matériel (Körper) aussi bien que vécu (Leib), et dans sa matérialité objective comme dans ses représentations. Les textes d’historiens reconnus sont accompagnés d’une iconographie somptueuse, mais servant elle-même de matière à l’analyse, intensifiant ainsi sa richesse, renforcée enfin par la complétude des talents entre les trois directeurs: la capacité à traverser les siècles pour observer les reconfigurations incessantes d’un objet (G. Vigarello), sa réinscription dans une histoire des sensorialités (A. Corbin), et dans une histoire du regard (J.-J. Courtine).

Mais cette réception est aussi révélatrice d’une évolution de nos sociétés : la découverte – ou la redécouverte – de la dimension physique des agents sociaux comme  « bonne à penser », pour le sens savant comme pour le sens commun depuis le milieu du vingtième siècle. L’intérêt pour le corps s’est en effet déployé en trois étapes dans les sciences humaines françaises. Après quelques exhortations sans écho immédiat dans les années 30 (venues de M. Bloch et L. Fèbvre chez les historiens, R. Hertz et M. Mauss pour les sciences sociales) viennent d’autres incitations lors des années 60, qui, cette fois, seront entendues. Ce sont alors les premières utilisations du texte de Mauss sur « Les Techniques du corps » en 1962 dans Les Paysans au bal de Pierre Bourdieu (Memmi-Martin, 2009). C’est en histoire, l’introduction en 1961, par F. Braudel, de la rubrique “ vie matérielle et comportement biologique ” (“ la vie matérielle va ainsi pour moi des choses du corps ”) au sein de la revue des Annales. Entre 1961 et 1969, cette rubrique se voit consacrée dix-sept bulletins réunissant au total quarante-sept articles, avant qu’un numéro spécial, « Histoire biologique et sociétés », ne paraisse en 1969 (Mandressi , 2009).

Une amorce de sciences sociales du « corps » se fait alors, mais de manière non concertée, puisque la décennie 70 sera celle des sociologies et des histoires du corps sectorielles. Apparaissent une sociologie du sport (J.-M. Brohm, J. Defrance, Ch. Pociello, Y. Le Pogam, B. Michon), de la santé (C. Herzlich, J. Pierret, F. Loux), des discours médicaux (J. Bennani, L. Boltanski, P. Dubois, D. Lebreton). C’est l’histoire de la maladie, de même, qui justifie la promotion du « corps » parmi les « nouveaux objets » dans Faire de l’Histoire en 1974 (Peter, Revel, 1974). Très vite, les historiens passent quant à eux de l’analyse d’une pratique à l’autre, construisant de fait un lien entre elles : pratiques alimentaires (J.-L. Flandrin, J.-P. Aron, M. Aymard, J. Allard), pratiques sexuelles (A. Corbin, J.-L. Flandrin, G. Vigarello, G. Darmon), histoire de l’hygiène (G. Vigarello, A. Corbin) de la douleur (J.-P. Peter), du vêtement (D. Roche), du gestuel (J.-C. Schmidt), de la mort (M. Vovelle ; Ph. Aries). A partir respectivement de 1978 (Les Filles de noce) et de 1987 (Le propre et le sale), A. Corbin et G. Vigarello deviennent exemplaires, livre après livre, de cette affirmation implicite… qui culminera dans l’Histoire du corps.

Mais tout cela se fait encore avec inquiétude. Car les auteurs rencontrent un obstacle majeur pointé par Mauss, « l’horreur » du « divers » : les faits qui sollicitent le corps ne représentent que « des phénomènes sociaux ‘divers’ » et « cette rubrique est une horreur » (Mauss, 1936). C’est l’époque où l'on intègre alors le corps dans des notions unificatrices: comme l’habitus de P. Bourdieu (histoire de vie faite « corps ») ou la « culture somatique » de L. Boltanski. Ce qui rend cet objet « intéressant » lui vient aussi des fonctions qu’il remplit : il est notamment ce par quoi passe la culture et l’autorité (Mauss), le pouvoir (Foucault), la domination (Bourdieu), l’identité du groupe social. C’est parce qu’il est un opérateur du social, qu’il en devient un instrument de lecture légitime.

La troisième période se caractérise par la promotion du corps comme objet. Non sans inquiétude encore: « Une sociologie du corps est-elle possible ? » se demande-t-on de toutes parts au tournant des années 70/80 (Druhle 1981 ; Berthelot,1982 ; Berthelot, 1985), tandis qu’André Burguière s'interroge : « le corps est-il objet d’histoire ? » (Burguière, 1988). Mais au début des années 90, l’affaire semble entendue, l’allégresse devant l’objet tend à noyer le souci de définition préalable et de notion unificatrice. Le mot « corps » entre dans l’Encyclopédia Universalis (Encyclopédia Universalis, 1989), il s’installe dans les titres d’ouvrages, la science (sociale) du « corps » se contente désormais de s’affirmer (Le Breton, 1991, 1992 ; Berthelot, 1992 ; Brohm, 1976-1992, 2001), avant que la notion ne soit proposée à l’examen des agrégatifs de sciences sociales en 2001, accélérant le mouvement dans la dernière décennie par la production de manuels ( Detrez, 2002 ; Ciosi-Houcke & Pierre, 2003 ; Detrez & Darmon, 2004 ; Andrieu, 2005) voire de dictionnaires du corps (Marzano, 2007 ; Andrieu, 2006). La promotion lexicale du mot corps est assuré par les titres d’ouvrages des auteurs les plus reconnus (Héritier-Xanthakou, 2004 ; Farge, 2007). Entre temps, le texte de Mauss est devenu incontournable.

L’Histoire du corps résume assez bien tous les traits de cette période. Lancée au début des années 90, l’entreprise renonce bientôt à la mise à distance de l’objet par le titre (plus d’« Histoire des regards – ou des représentations - sur le corps »), la définition préalable (absente des introductions aux volumes), l’extension raisonnée de l’objet: « Cette hétérogénéité (du corps) est constitutive de l’objet lui-même. Elle est indépassable et doit être retenue en tant que telle dans une histoire du corps », écrivent les trois auteurs dans leur Préface. Aucune systématicité non plus dans la désignation d’un périmètre de l’objet : seuls quatre thèmes - sexe, médecine, sport, art - par exemple reviennent d’un volume à l’autre (Mandressi, 2009).

Mais « (…) c’est bien l’expérience la plus matérielle que restitue une histoire du corps, sa densité, sa résonance imaginaire » ajoute la Préface . Elle résume bien les conditions de félicité de l’entreprise. Une gourmandise d’abord pour le matériel, le concret, voire le visible (puisque l’image ici est partout) dont le statut de vérité a pris de l’épaisseur en histoire et en sciences sociales depuis trente ans, à l’instar de la tendance croissante, dans le reste du monde social à penser l’agent social à l’aune du biologique et de l’état de son corps. Mais cette tendance est compensée ici par une prudence épistémologique salvatrice : en montrant sans cesse qu’il n’y a ici de rapport à la biologie et au corps que celle construite par la société du moment, l’entreprise continue à expliquer le social par le social, exorcisant une autre résistance des sciences humaines française à promouvoir l’organicité comme objet légitime d’analyse.

Prouver le mouvement en marchant – ici faire travailler l’objet « corps », sans inhibition épistémologique – s’est avéré très fructueux. L’étrange productivité du regard posé sur la dimension physique des agents sociaux se confirme et se perpétue : cet ouvrage est très stimulant. Il n’en contribue pas moins à poser, comme les autres, une question majeure : pourquoi cette croissante lecture collective, savante et profane, du destin social et des identités  à l’aune du « corps » ? (Memmi, 2014).

Dominique Memmi est directrice de recherche au CNRS (CSU).

Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello, Histoire du corps, 3 tomes, Paris, Éditions du Seuil, 2005/2006.

 

Références citées

B. Andrieu, À la recherche du corps, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2005 • B. Andrieu (dir.), Le dictionnaire du corps en sciences humaines et sociales, Paris, Ed. CNRS, 2006 • J.-M. Berthelot, « Une sociologie du corps a-t-elle un sens ? », Recherches sociologiques (Louvain), XIII, nos 1-2, 1982 • J.-M. Berthelot, « Corps et sociétés », Cahiers internationaux de sociologie, LXXIV, 1983 • J.-M.Berthelot et al., « Les sociologies et le corps », Current Sociology, vol. 33, no 2, été 1985 • J.-M. Berthelot, « Du corps comme opérateur discursif, ou les apories d'une sociologie du corps », Sociologie et sociétés, XXIX, no 1, 1992, p. 11-18 • J.-M. Brohm, Sociologie politique du corps, Presses Universitaires de Nancy, 1976 (réed. 1992) • J.-M. Brohm, Le corps analyseur, Anthropos/Economica, 2001 • A. Burguière, « L’Anthropologie historique », in J. Le Goff (ed.), La nouvelle histoire. Edition abrégée et mise à jour, Bruxelles, Complexe, 1988 (1ere édition 1978) • L. Ciosi-Houcke & M. Pierre, Le corps sens dessus dessous, Paris, L’Harmattan, 2003 • Ch. Detrez & M. Darmon, Corps et société, Paris, La Documentation Française, 2004 • Ch. Detrez, La Construction sociale du corps, Paris, Seuil, 2002• M. Druhle, « Une sociologie du corps est-elle possible ? », Recherches Sociologiques (Louvain), 1981, p. 53-57 • Entrée « Corps », Encyclopedia Universalis, 1989, p. 597 et sq. • A. Farge, Effusion et tourment. Le récit des corps. Histoire du peuple au XVIIIe siècle, Paris, Odile Jacob, 2007 • S. Faure, Apprendre par corps. Socio-anthropologie des techniques de danse, Paris, La dispute, 2000 • F. Héritier, M. Xanthakou, Corps et affects, Paris, Odile Jacob, 2004 • D. Le Breton, « Sociologie du corps. Perspectives », Cahiers internationaux de sociologie, XC, 1991, p. 131 et sq. • D. Le Breton, La Sociologie du corps, Paris, PUF, 1992, coll. « Que sais-je ? ».• R. Mandressi, « Le corps et l’histoire, de l’oubli aux représentations », in D. Memmi, D. Guillo, O. Martin, (eds.), La tentation du corps, Paris, Éditions de l’EHESS, 2009, p.143 sq.• M. Marzano  (dir.), Dictionnaire du corps, Paris, PUF, 2007 • D. Memmi, O. Martin, « Marcel Mauss : la redécouverte tardive en France des ‘Techniques du corps’ », in D. Memmi, D. Guillo, O. Martin, (eds.), La tentation du corps. Corporéité et sciences sociales, Paris, Éditions de l’EHESS, 2009, p.23 sq.• D. Memmi, La revanche de la chair. Essai sur les nouveaux supports de l’identité, Paris, Editions du Seuil, 2014 • J.P. Peter, J. Revel, « Le corps. L’homme malade et son histoire », in J. Le Goff et P. Nora (eds), Faire de l’histoire, vol . 3, "Nouveaux objets", Paris, Gallimard, 1974.

1 réponse

  1. Merci pour cette belle synthèse ! Je termine en ce moment la lecture de l’ouvrage “De la légèreté”(Gilles LIPOVETSKY/ Grasset&Fasquelle/2015) dans lequel l’auteur parle d’un “nouveau corps”au chapître 2 (p.81) et passe en revue les “vertus du corps léger”…Sans aucun doute, le regard porté sur “le corps” a profondément changé au fil du temps et des écrits.