Le recueil de matériaux ethnographiques différents par des chercheurs ayant travaillé à des périodes différentes sur une même région signifie-t-il simplement que l'on se trouve en face d'une évolution historique des sociétés étudiées ? Ou peut-on envisager aussi que des changements intervenus dans les paradigmes explicatifs et/ou dans la manière de faire de l'anthropologie rendent compte de ces différences ? C'est autour de cette question qu'est bâtie la journée d'étude « Le terrain anga sur la longue durée : retour sur une recherche partagée », qui se tiendra le 15 juin 2015 à La Vieille Charité à Marseille (cinéma Le Miroir). L'ethnologue Pascale Bonnemère, directrice de recherche au CNRS et directrice du Centre de Recherche et de Documentation sur l'Océanie (CREDO, Marseille), explique ici l'ambition et le déroulement de cet événement.
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Does the gathering of changing ethnographical materials by researchers working at different periods of time mean we have a historical change in the societies considered? Can we instead think them through paradigm shifts and/or the changing of the way ethnology account for those difference? Around this question revolves the workday "The anga field on the long-span : return on a shared research", that takes place on the 15th of June 2015 at the Vieille Charité in Marseille (cinema "le Miroir"). Ethnologist Pascal Bonnemère, Director of Research at the CNRS and director of the Centre de Recherche et de Documentation sur l'Océanie (CREDO) in Marseilles unfolds the ambitions of the event
« Terrain anga » : que signifie au juste cette formulation ?
La famille de groupes et de langues appelée anga compte aujourd'hui plus de 100 000 personnes résidant sur un territoire de 18 000 km2 situé en Papouasie Nouvelle-Guinée. Les douze groupes qui composent cet ensemble ont un lieu d'origine commun et ont connu des histoires divergentes dans un contexte de guerres inter-tribales incessantes dont l'intensité n'a décliné qu'avec l'arrivée des agents de l'État colonial australien dans cette région, qui a eu lieu à divers moments du XXème siècle selon les endroits. On sait que la Papouasie Nouvelle-Guinée n'est devenue un État indépendant qu'en 1975. Cette longue histoire de conflits, de victoires et de défaites explique la répartition actuelle des groupes qui vivent désormais à des altitudes variées et connaissent des conditions écologiques et des situations démographiques différentes. Certains sont encore très isolés et leur territoire n'est accessible que par une courte piste d'aviation cabossée, alors que d'autres sont reliés à la capitale de leur province par une piste carrossable. Les premiers n'ont pas accès aux services (postes infirmiers, écoles) dont bénéficient les autres depuis des dizaines d'années et ne sont pas encore touchées par la christianisation pourtant très présente ailleurs. En dépit de ces différences qui ont un effet important sur la vie quotidienne de ces populations, des mythes, des pratiques rituelles et des systèmes d'idées témoignent de l'origine commune de ces groupes et présentent des variantes concomitantes dont tout laisse penser qu'elles ne sont pas dues au hasard. Voilà ce qui justifie de parler, malgré tout, d'un seul et même « terrain anga ».
Faut-il comprendre que cette journée d'études est réservée aux spécialistes de l'Océanie ? Que peut-elle apporter aux anthropologues, et plus généralement, aux chercheurs en sciences sociales, qui travaillent sur d'autres régions du monde ?
Le point qui nous intéresse, est le fait que le terrain anga a déjà une longue histoire. Depuis que Maurice Godelier débuta des recherches ethnographiques chez les Baruya dans les années 1960, non seulement plusieurs générations de chercheurs se sont succédé dans la vallée qu'il a étudiée mais une autre société de cette famille linguistique et culturelle anga, les Ankave, a fait aussi l'objet de recherches approfondies depuis les années 1980. Il nous semble que ce terrain partagé sur une longue période apporte quelque chose d'intéressant à la théorie anthropologique : il permet de se demander si les différences qui apparaissent entre les matériaux ethnographiques recueillis par des chercheurs ayant travaillé à des périodes différentes doivent être interprétées comme le résultat d'une évolution historique des sociétés étudiées ou s'il faut y voir aussi, voire d'abord, un effet des changements intervenus dans les paradigmes explicatifs et/ou dans la manière de faire de l'anthropologie. C'est une question qui se pose de manière très générale ! C'est pourquoi nous avons tenu à ce que participent à cette journée non seulement des spécialistes des groupes anga – tels que Maurice Godelier, Pierre Lemonnier, Anne-Sylvie-Malbrancke et moi-même – mais encore des anthropologues ayant travaillé sur de tout autres terrains, comme notamment Jacky Bouju, africaniste spécialiste des Dogon du Mali – un groupe étudié depuis les années 1930 par plusieurs générations d'anthropologues –, ou encore, Roberte Hamayon et Grégory Delaplace, qui apporteront à la réflexion leur expérience de la longue durée et du comparatisme à partir de leurs terrains, la Sibérie et la Mongolie, et de leurs intérêts propres, le chamanisme et les rapports aux esprits. Laurent Berger, anthropologue spécialiste de Madagascar, animera la discussion finale.
Vous parlez d'un terrain arpenté depuis un demi-siècle par plusieurs générations de chercheurs. Mais il apparaît que certains ont travaillé sur un groupe en particulier, les Baruya, et d'autres de manière plus comparatiste, sur plusieurs groupes.
Vous avez raison, ces stratégies de recherche et leurs effets sur la connaissance produite sont l'un des enjeux de notre réflexion. Et c'est d'ailleurs pourquoi la journée sera organisée en deux temps, correspondant à deux niveaux distincts d'analyse. D'abord, celui d'une unique société, les Baruya : c'est ainsi que la journée débutera par un échange entre Maurice Godelier et Anne-Sylvie Malbrancke, qui est dans la phase finale de rédaction de sa thèse de doctorat après avoir passé près d'un an chez les Baruya. Tous deux dialogueront à propos des changements qui ont affecté les formes du mariage depuis les années 1960. Dans un second temps, nous intégrerons les Ankave à la réflexion. Cela permettra d'aborder la même question de l'évolution de la théorisation anthropologique, mais cette fois en se fondant sur une comparaison de deux groupes appartenant à un ensemble de la même famille culturelle et linguistique et ce, sur un objet bien particulier : les rituels du cycle de la vie. On dispose en effet pour les Baruya et les Ankave de matériaux ethnographiques très précis et détaillées sur ces rituels. Sur les cas des rites de mort et des initiations masculines, Pierre Lemonnier résumera les contrastes existant entre les deux groupes en tentant de montrer en quoi le comparatisme, et lui seul, permet de rendre compte des variantes observées. Quant à ma propre présentation, elle s'attachera à mettre en lumière ce que la prise en compte de l'implication des femmes dans les initiations masculines ankave apporte à l'analyse de ces rituels et à se demander si cette nouvelle donnée ethnographique peut permettre de poser des questions nouvelles à l'analyse qui a été faite des initiations baruya.
Propos recueilli par Rémi Durand & Cyril Lemieux
Fiche technique :
« Le terrain anga sur la longue durée : retour sur une recherche partagée » - 15 juin 2015 – Journée organisée à Marseille par Pascale Bonnemère (CNRS) en collaboration avec Maurice Godelier (EHESS), Pierre Lemonnier (CNRS) et Anne-Sylvie Malbrancke (doctorante EHESS). Avec pour discutants Jacky Bouju (Aix-Marseille Université), Roberte Hamayon (EPHE), Grégory Delaplace (Université Paris-Ouest), Christopher Ballard (Australian National University of Canberra) et Laurent Berger (EHESS).
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