Par Bruno Karsenti
Connu pour ses travaux sur l’ancienne Egypte et pour ses réflexions sur la transmission et la mémoire culturelle, Jan Assmann avait publié en 1997 Moïse l’Égyptien, attirant sur lui les foudres de la critique. Il y reprenait l’hypothèse freudienne d’un Moïse disciple du Pharaon Akhénaton, et indexait le monothéisme à la destruction des images et à l’emphatisation de la vérité du dieu unique. Tout tenait alors déjà dans ce mot: Untersheidung, distinction, séparation « en-dessous », et donc fondatrice. Ce que les spécialistes ne pouvaient admettre, c’est que les religions monothéistes puissent ainsi se laisser déchiffrer à partir d’une distinction pourvoyeuse d’une violence nouvelle, que les cultures polythéistes ne pouvaient pas connaître. Et qu’une mauvaise composition entre le religieux et le politique en ait résulté dont nous continuerions de subir les effets mortifères. Plus encore, la controverse prenait le tour scandaleux d’une mise en accusation du fondateur du peuple juif, ce peuple qui, victime majeure des persécutions, en aurait ainsi fournit par avance la matrice.
On le voit, Assmann était allé très loin. La force de Die Mosaiche Unterscheidung, paru en 2003, est de faire droit à toutes les critiques, et de les convertir en approfondissement de la thèse de départ. Tout se passe comme si, grâce à ses contradicteurs, Assmann découvrait vraiment, en une sorte d’après-coup que n’aurait pas démenti Freud, ce qu’il n’avait fait auparavant que toucher du doigt. Or l’après-coup ne se produit pas dans les sphères épurées de la controverse savante. Que la religion investisse les conflits les plus meurtriers, c’est ce que l’actualité n’en finit pas d’attester. Entre le premier et le second livre d’Assmann, les attentats du 11 septembre 2001 ont rendu le sujet si brûlant que l’après-coup a été propulsé, malgré soi, à l’avant-scène du débat public.
On peut reconnaître un dieu unique, sans pour autant en faire le seul dieu devant être vénéré. Pour parvenir à la thèse monothéiste de l’unicité, une négation a été nécessaire. Il a fallu que dieu soit séparé du monde sous toutes ses dimensions, sous l’aspect du cosmos comme sous ceux de la société et de l’Etat, et qu’il noue une relation privilégiée avec l’homme et lui seul. Contre le polythéisme et le paganisme, il s’est alors érigé en vrai dieu, le qualificatif impliquant l’exclusion de toute autre forme d’obéissance comme empreinte de fausseté. C’est par là que s’est inventé ce nouveau régime de passions religieuses dont la radicalité politique se nourrit: fidélité à dieu, jalousie, colère de dieu, mais aussi leur envers (et non pas leur contraire), miséricorde, amour que dieu accorde exclusivement à ceux qui l’ont choisi, et qu’Il a choisis. Ici et ici seulement, la religion prend les commandes en politique. Avec le monothéisme juif commence donc l’histoire, impensable auparavant, d’une « théologie politique » dont nous revivons périodiquement les prolongements tardifs, sous les couleurs variées du christianisme et de l’islam.
Mais c’est là qu’Assmann se fait plus précis que précédemment. L’adjectif « vrai » appliqué à la religion se remplit d’un sens particulier. C’est qu’il s’agit d’une vérité d’ordre moral, et non d’ordre cognitif. Ce qui est vrai dans le vrai dieu est le commandement qu’il énonce et qui doit être obéi en tant qu’il est son commandement. A l’objection qu’il n’est pas tant question, dans la loi de Moïse, de vérité et de fausseté, que de liberté, de justice et de droit, Assmann concède que le premier aspect ne vaut que comme conséquence du second. Est vrai ce qui est juste et libérateur, conforme à la loi. Est faux ce qui relève de l’oppression, de la servitude et de l’injustice.
Or reconnaître cela, c’était rejoindre un paradoxe fécond, qui nous rend mieux à même de diagnostiquer notre violence politique. La contre-religion monothéiste n’a donné à celle-ci son fondement qu’après s’être affirmée comme libération. Dans et par l’exode, elle s’est opposée à une vie conduite sous l’emprise d’un Etat qui se pensait comme imprégné de puissances divinisées. Bref, elle s’est instaurée par un acte de rupture avec la politique comme puissance terrestre, à laquelle les dieux étaient mêlés de multiples manières, sous la forme des divinités qu’on invoque, dont on capte les forces vives, qu’on distribue ou qu’on monopolise, qu’on manipule et qu’on enrôle. De cet arrière plan païen, il n’a jamais été question pour Assmann, en dépit de ce qu’on a pu croire, de célébrer les vertus oubliées et de préconiser le retour improbable. Simplement, il s’agit de mieux comprendre dans quel destin on s’est engagé en rompant avec lui. Car la rupture devait prendre une tournure surprenante : elle consistait à s’extraire de la politique étatique, concentration de pouvoir où s’accomplit la politique terrestre, pour affirmer que seul un dieu unique, hors du monde, est source de justice. Elle nous projetait donc sur cette ligne de crête: nous sommes monothéistes pour le meilleur comme pour le pire, et nous devons comprendre comment jouer le meilleur contre le pire, au sein d’une tradition qui est intégralement la nôtre.
Pour cela, revenir à la distinction mosaïque, dans ce qu’elle a initialement de libératrice, équivaut bel et bien à une clarification. La thèse inouïe à laquelle parvient Assmann peut en effet se dire de la manière suivante : ce que notre politique peut revêtir de plus violent – d’une violence qui a son ressort dans l’absolutisation monothéiste, pour laquelle il n’y a de vraie politique que religieusement fondée – est une dérivation seconde de l’affirmation de notre liberté, de notre émancipation à l’égard d’une politique strictement terrestre, avec ce qu’elle enferme d’injustice et d’oppression. Le monothéisme fut la réaction à cette violence subie, qui n’était que violence souveraine, émanation d’un pouvoir mondain, pure domination. De là est née pourtant la possibilité d’une autre violence, la nôtre. Car la réaction dût se conduire comme une translation du despotisme du souverain au pouvoir de dieu, intrinsèquement juste, absolument fondé à être absolument obéi, et infiniment plus grand que tout souverain possible. Il faudrait alors s’y résoudre, et mesurer les conflits religieux qui se multiplient autour de nous à cette aune : notre grandeur en politique, celle d’où notre vocation à la démocratie procède le plus anciennement, est aussi, et inséparablement, la source de périls toujours actuels. Elle ne va pas sans un prix théologico-politique incompressible, réservoir d’une violence dont il serait illusoire de décréter la péremption, mais dont il convient plutôt d’identifier la nature et de contrôler les débordements.
Une fois n’est pas coutume : en traduisant Die Mosaiche Unterscheidung par Le prix du monothéisme, l’éditeur français a fait un excellent choix. Il a cerné au plus près le déplacement opéré par Assmann ,et le gain analytique que la controverse dans laquelle il s’était trouvé lancé lui a permis d’atteindre.
Bruno Karsenti est directeur d'études à l'EHESS (LIER-IMM).
Jan Assman, Die Mosaische Unterscheidung: oder der Preis des Monotheismus, München, Carl Hanser Verlag, 2003 (trad. française: Le prix du monothéisme, traduction de Laure Bernardi, Paris, Aubier, coll. historique, 2007).
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