Les sciences sociales peuvent-elles prévoir le futur? Quels sont les supports matériels et les raisonnements pratiques au fondement de ces visions anticipatrices? Et quelles logiques les lient à l'action politique? Ces questions seront débattues le 17 juin prochain lors d'une demi-journée d’étude intitulée « Les sciences sociales et la question du futur », au cours de laquelle des historiens, des sociologues, des anthropologues et des politistes, mais aussi des architectes et des urbanistes, confronteront leurs expériences et leurs analyses des manières dont les sciences sociales font du futur un objet de savoir et d’action. Karim Fertikh (Centre Georg Simmel), Béatrice Fraenkel (Centre Maurice Halbwachs) et Bénédicte Zimmermann (Centre Georg Simmel) nous en précisent ici les enjeux.
Can social sciences forecast the future? What are the material media and the practical arguments on which these visions are grounded? And what logics tie them to the political action? These questions will be discussed coming 17th of June during half a study day entitled "the social sciences and the issue of the future", during which historians, sociologists, anthropologists and political specialists, but also architects and town-planners, will share their experiences and their analysis of forecasting, and their limits. Karim Fertikh (Centre Georg Simmel), Béatrice Fraenkel (Centre Anthropologie de l’écriture) and Bénédicte Zimmermann (Centre Georg Simmel) present now the issues at stake.
L’événement que vous organisez semble suggérer que les sciences sociales ont quelque chose de particulier à dire concernant la question du futur.
Oui, c'est bien ce qu'il nous semble. Le futur de nos sociétés n'est pas une donnée objective mais plutôt le résultat d'un travail de construction qui s'opère collectivement, dans notre présent. Sachant que, bien évidemment, la façon dont les acteurs sociaux se figurent aujourd'hui l'avenir – par exemple, l'avenir des équilibres écologiques de la planète – peut avoir des effets performatifs sur ce qui va effectivement se produire. Or les sciences sociales se préoccupent peu du futur, alors qu’elles sont bien placées pour prendre en compte ces processus sociaux d'anticipation et leurs effets, sans excès d'objectivisme et avec la réflexivité nécessaire. C'est cette perspective qui a réuni le politiste, l'anthropologue et la sociologue que nous sommes. Notre collaboration est nouvelle et cette demi-journée d’étude est pour nous, d'abord, un point de départ. Notre ambition est de lancer une réflexion interdisciplinaire qui se poursuivra à travers un atelier de recherche, qui s’étendra sur deux ans et qui aura pour visée de rassembler des étudiants en Master et des chercheurs autour des enjeux liés à la construction des futurs possibles.
Vous établissez un rapport entre, d'une part, le travail d'anticipation du futur effectué par les sciences sociales et, d'autre part, l'action politique. Quel est-il au juste?
Vous avez raison, ce rapport est, selon nous, essentiel. Nous en avons pris pleinement conscience en nous penchant sur l'histoire du rapport au futur qu’entretiennent notre Ecole et ses chercheurs. En effet, dès les années 1950, à la sixième section de l’EPHE, un certain nombre de chercheurs ont participé à des travaux sur la prospective initiés par Gaston Berger. Ce mouvement s'est poursuivi aux débuts de l’EHESS avec l’émergence de ce qu'on serait tenté d'appeler une « anthropologie du futur » (cf. Arjun Appadurai, The Future as Cultural Fact: Essays on the Global Condition. Verso, 2013) qui s’inscrivait alors dans les programmes de modernisation et d'anticipation des transformations sociales à l'échelle nationale et internationale. L’implication de figures éminentes – à commencer par Jacques le Goff et Fernand Braudel – à ce mouvement, à la demande de prospectivistes, s'opère alors à partir d’une collaboration étroite entre les sciences sociales et le monde politico-administratif. Elle se justifie par une demande institutionnelle croissante en matière d'anticipation du futur. De ce point de vue, un premier objet de notre réflexion lors de cette demi-journée d'étude sera, pour le dire simplement, les liens entre constructions du futur et actions politiques – les deux devant être mis au pluriel. Comment la prospective oriente-t-elle les réformes, les projets d'investissement publics et de développement, la planification de l'action étatique? Selon quels circuits, quels relais et quelles formes de contrôle ? C'est ainsi que lors d'une première table ronde, nous tenterons, grâce à des interventions du politiste Vincent Spenlehauer et d'Edith Heurgon, qui fut responsable de la prospective à la RATP et demeure une médiatrice de premier plan entre les mondes des sciences sociales et celui des entreprises publiques et de l'administration, de retracer la genèse du mouvement de prospective en France dans les années 1950, en insistant notamment sur le rôle que jouèrent certaines figures de l’École.
Existe-t-il une seule articulation possible, sur le plan de la prospective, entre sciences sociales et action politique?
Bien au contraire, il nous paraît important d’intégrer le fait que les techniques d'anticipation, de prévision et de projection peuvent prendre des formes plurielles et donner lieu, sur le plan politico-administratif, à des usages différenciés. Nous ne sommes pas condamnés à une seule forme, standardisée, de prospective, qui s'articulerait à une seule manière d'engager des actions réformatrices. C'est ce que nous souhaitons mettre en lumière grâce aux interventions de l'historien Harro Maas, qui analysera les modélisations de la banque centrale néerlandaise, et de l'anthropologue Florence Weber, qui nous parlera, sur la base de sa propre expérience, de la prospective dans les cabinets ministériels. C’est également dans ce sens que nous avons sollicité les témoignages d'un certain nombre d'urbanistes et d'architectes liés, d’une manière ou d’une autre, au projet du Campus Condorcet. Nous les inviterons à présenter les modèles dont ils se servent pour se représenter le futur de cette grande Cité des sciences humaines et sociales. Dans cette réflexion, nous souhaitons mettre un accent particulier sur la question des supports matériels permettant aux acteurs de prévoir le futur d'une manière qui se veut, selon les cas, « scientifique », « raisonnable » ou encore, « créative » : modèles des urbanistes, maquettes des architectes, prototypes des ingénieurs, bases de données des statisticiens, corpus des chercheurs en sciences sociales... Autant d'instruments de maîtrise de l’avenir dont les sciences sociales ont à faire l'analyse. Et bien entendu, nous avons aussi à coeur d’engager un dialogue et de proposer une réflexion proprement méthodologique sur le travail des chercheurs en sciences sociales investis sur la question du futur, du possible et du probable. De ce point de vue, notre démarche, lors de cette journée mais aussi dans le séminaire qui sera organisé à sa suite dans les deux prochaines années, se veut résolument orientée vers l'enquête empirique.
Propos recueillis par Sophie Marcotte-Chénard
Fiche technique : « Les sciences sociales et la question du futur » - mercredi 17 juin, 13h-19h – Salle D. & M. Lombard, 96 boulevard Raspail – Une journée d’études organisée par Karim Fertikh (Centre Georg Simmel), Béatrice Fraenkel (Centre Maurice Halbwachs) et Bénédicte Zimmermann (Centre Georg Simmel). Avec les interventions de Francis Chateauraynaud (EHESS), Luce Giard (CNRS), Edith Heurgon (Centre culturel international de Cerisy-La-Salle), Harro Maas (université de Lausanne), Vincent Spenlehauer (ENPC), Florence Weber (ENS),
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