Par Nathalie Heinich
« Je n’ai pas osé », répondit Françoise Héritier à ma question de savoir pourquoi elle n’avait pas plutôt intitulé son livre « L’inceste du deuxième type », ce qui aurait été un titre autrement plus efficace et fidèle à son propos que Les deux sœurs et leur mère. « Je n’ai pas osé », reconnaît en privé un professeur au Collège de France, âgée à l’époque d’une soixantaine d’années, déjà auteur de plusieurs ouvrages et articles scientifiques sur la parenté. Mais dans l’ombre du grand prédécesseur – Claude Lévi-Strauss, bien sûr –, il n’est pas facile, surtout lorsqu’on est une femme, de s’affirmer non seulement comme une habile applicatrice des concepts d’autrui, mais aussi comme une créatrice de concepts, une théoricienne à part entière. Surtout lorsque le concept en question consiste à affirmer qu’à côté de l’inceste « classique », étudié tant par les anthropologues que par les psychanalystes (le commerce sexuel entre consanguins), existe un autre inceste, non encore repéré jusqu’alors, consistant dans le partage d’un même partenaire sexuel par des consanguins (telles deux sœurs, ou une fille et sa mère). Et pire : que cet « inceste du deuxième type » est peut-être plus problématique, et donc plus caché – au point de n’avoir jamais été identifié – que l’inceste classique, « du premier type » donc, lequel n’en serait même qu’un avatar secondaire « dans la perspective unitaire d'une seule et unique théorie ». Spectaculaire renversement des préséances, qui ferait marquer à l’élève un coup d’avance sur son maître, la propulsant du statut de disciple zélée à celui de concurrente audacieuse : vraiment pas un rôle taillé pour une femme, même brillante – n’est-ce pas ? Et donc : « Je n’ai pas osé ».
Cet inceste du deuxième type se distingue du premier en tant que les partenaires sexuels ne sont pas du même sang, n'ayant de parenté que par l'intermédiaire d'un tiers; aussi n’a-t-il « rien à voir ni avec le mariage ni avec la reproduction et il se produit, le plus souvent, à l'insu même des partenaires ». A la différence également du premier, il ne fait pas l'objet d'une prohibition universelle, ce qui contribue à expliquer pourquoi il n'a pas été pris en compte. Il ne tend pas moins à engendrer des conséquences ravageuses dès lors que l'interdit en est transgressé, et ce d'autant plus que les deux êtres ainsi mis en rivalité sont de sexe féminin. D’où le fait que « l'inceste fondamental, si fondamental qu'il ne peut être dit que de façon approchée dans les textes comme dans les comportements, est l'inceste mère/fille ».
C'est un problème d'identité que soulève l'inceste du deuxième type, car il entraîne « le cumul d'identique », « la confusion des genres ». Or « nos sociétés répugnent à la mise en rapport de l'identique », commune aux deux types d’incestes, qui impliquent un cumul des mêmes « humeurs » corporelles. Cette dimension physicaliste de la démonstration fut une avancée importante pour l’anthropologie. Mais fallait-il s’y arrêter ?
Etrangement, tout en affirmant le « primat du symbolique », l’auteur ne développe pas les soubassements symboliques de ces « humeurs » : comme tout objet matériel, elles ne sont « symboliques » que si elles symbolisent quelque chose – mais quoi ? A la lumière du modèle que j’élaborais à l’époque sur les « états de femme » (cf. N. Heinich, Etats de femme. L’identité féminine dans la fiction occidentale, Gallimard, 1996), la réponse me parut claire : l’enjeu proprement symbolique de ce « cumul de l’identique » par le « mélange des humeurs », c’est la place dans la configuration familiale. Et c’est cette question de la place que, grâce à mon travail avec la psychanalyste Caroline Eliacheff, je proposerai dix ans plus tard de mettre au centre de l’analyse de l’un et l’autre types d’incestes, en considérant toute situation incestueuse, du premier comme du deuxième type, comme un processus d’exclusion du tiers et, plus fondamentalement, de « binarisation » du ternaire (cf. C. Eliacheff, N. Heinich, « Etendre la notion d’inceste: exclusion du tiers et binarisation du ternaire », A contrario, vol. 3, n° 1, 2005). Ainsi peut-on comprendre (ce que l'approche physicaliste ne permet pas) qu'une relation puisse être vécue comme incestueuse non seulement lorsqu'elle a lieu entre non consanguins, tel un beau-père et sa belle-fille (ce dont la théorie de Héritier permet de rendre compte), mais aussi lorsqu'elle met en jeu des parents adoptifs. Là, ce qui compte n'est pas tant la dimension corporelle de l'acte sexuel que les places généalogiques – proprement « symboliques » – assignées aux uns et aux autres.
Ce qui disparaît donc de l’analyse d’Héritier en même temps que cette question identitaire de la place, c'est l'insoutenable rivalité instaurée par toute situation incestueuse entre deux personnes qui, unies par la parenté, sont mises à la même place sexuelle alors qu'elles sont en rapport d'extrême proximité: le partage d'une place unique est impossible, surtout lorsque les deux candidates à cette place ne peuvent s'autoriser la rivalité à mort que ce partage implique – cette confusion des places dans la configuration familiale étant fauteuse d'une indifférenciation identitaire psychiquement intenable. Ainsi, en ignorant la problématique de la place, c'est la question de la rivalité, pourtant centrale dans la question de l'inceste, que l'auteur passe sous silence. Une fois démontré que l'interdit de la rivalité sexuelle entre consanguins est au moins aussi fondamental que l'interdit du rapport sexuel entre consanguins, cette avancée fut aussitôt bloquée – comme si la mise en évidence de la rivalité féminine était un tabou aussi puissant que la mise en rivalité d’une femme avec un maître… C’est donc un double « Je n’ai pas osé » qui forme « l’image dans le tapis » de ce livre qui aurait pu être capital – mais qui n’en demeure pas moins important.
Nathalie Heinich est directrice de recherche au CNRS (CRAL).
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