Par Sabina Loriga
Nous vivons dans le temps, le temps est inhérent à l’être. Cependant, la spéculation sur le temps est une « rumination inconclusive ». Face à cette aporie, Paul Ricœur propose de parcourir la voie du récit : « La temporalité ne se laisse pas dire dans le discours direct d’une phénoménologie mais requiert la médiation du discours indirect de la narration ». De cette réflexion sont nés les trois volumes de Temps et récit, écrits pendant la période « américaine » où Ricœur partageait son temps entre Paris (le Centre d’études de la phénoménologie husserlienne de la rue Parmentier et la Revue de métaphysique et de morale) et l’Université de Chicago. Ce va-et-vient de part et d’autre de l’Atlantique l’a engagé à développer une longue conversation entre la phénoménologie, la philosophie analytique, la narratologie, et l’historiographie.
La médiation entre le temps et le récit est fondée sur une triple mimèsis, à savoir sur un processus actif d’imitation ou de représentation de l’action : la mimésis I renvoie à la précompréhension que nous avons de la temporalité du vécu ; la mimèsis II à la mise en intrigue proprement dite proposée par la configuration de l’œuvre et son jeu spécifique entre tradition et novation ; la mimèsis III, enfin, à la reconfiguration par le lecteur non seulement de l’œuvre, mais de son propre monde, de sa manière de sentir et d’agir. Toute la réflexion sur le récit, menée dans une discussion avec Northrop Frye, vise à montrer que l’intrigue ne s’efface pas, que l’avènement du roman comme forme sans forme et « la fin de l’art de raconter » ne signifient en rien la fin de la mise en intrigue : la naissance de nouvelles formes narratives atteste que la fonction narrative peut se métamorphoser, mais non pas disparaître.
Les récits de fiction reconfigurent notre expérience temporelle, qui est toujours confuse, informe et à la limite muette. Ils ne résolvent pas les paradoxes du temps, mais ils les font travailler, ils les rendent productifs. Loin d’être vicieux, le cercle entre le temps et le récit est « bien portant », car les deux moitiés se renforcent mutuellement. Ainsi, les trois « fables sur le temps » retenues par Ricoeur - À la recherche du temps perdu, La montagne magique, Mrs. Dalloway – enrichissent-elles de manière fictive, par « variations imaginatives », l’expérience humaine imaginaire du temps. Toutes trois font valoir la discordance des temps, l’écart existant entre le temps chronologique et le temps vécu, et introduisent dans le temps la dimension du conflit. Non seulement l’heure n’est la même pour tous qu’extérieurement et non pas dans l’intime, mais le temps public est rongé par des visions inconciliables : il ne rassemble pas, il divise.
Les récits historiques représentent - eux aussi - une réponse aux apories de l’expérience du temps. Cela suppose d’élargir les notions d’événement et de récit. Ricœur montre qu’en dépit de ses proclamations, Braudel n’est pas parvenu à se débarrasser de l’individuel, de l’événementiel et du récit. Loin d’être évacuée, l’action demeure centrale (« l’ouvrage est placé en bloc sous le signe de la mimésis de l’action ») et la notion même d’histoire de longue durée reste inséparable de l’événement dramatique, c’est-à-dire de l’événement-mis-en-intrigue. Ricœur dépouille ainsi l’événement de son caractère impétueux (« il n’est pas nécessairement bref et nerveux à la façon d’une explosion »), pour lui assigner le statut de symptôme ou de témoignage.
Temps et récit propose une voie longue et complexe, reposant sur « un lien indirect de dérivation ». Ricœur reconnaît que l’histoire relève des pratiques narratives et il analyse l’entrecroisement de l’histoire et de la fiction. Elles évoluent l’une et l’autre au gré des emprunts réciproques : l’intentionnalité historique « ne s’effectue qu’en incorporant à sa visée les ressources de fictionnalisation relevant de l’imaginaire narratif », tandis que l’intentionnalité du récit de fiction « ne produit ses effets de détection et de transformation de l’agir et du pâtir qu’en assumant symétriquement les ressources d’historicisation que lui offrent les tentatives de reconstruction du passé effectif ». Toutefois, à la différence de Hayden White, Ricœur tient à maintenir la distinction entre les deux types de discours narratifs. Seule l’historiographie peut revendiquer une référence inscrite dans l’empirie : « même si le passé n’est plus et si, selon l’expression d’Augustin, il ne peut être atteint que dans le présent du passé, c’est-à-dire à travers les traces du passé, devenues documents pour l’historien, il reste que le passé a eu lieu ». Il en résulte une double conséquence. D’une part, le problème de la vérité demeure fondamental en histoire : le passé est défini comme le vis-à-vis auquel la connaissance historique s’efforce de correspondre de manière appropriée. « A travers le document et au moyen de la preuve documentaire, l’historien est soumis à ce qui, un jour, fut. Il a une dette à l’égard du passé, une dette de reconnaissance à l’égard des morts qui fait de lui un débiteur insolvable ». D’autre part, précisément parce que l’histoire poursuit un projet d’objectivité, elle peut soulever, en tant que problème spécifique, la question des limites de l’objectivité. Pour cette raison, toute vision naïve du concept de réalité, appliquée à la passéité du passé, se voit récusée. Il y a donc une asymétrie et une complémentarité des modèles référentiels et des desseins respectifs de l’histoire et de la fiction.
Le récit, gardien du temps : la formule a eu un énorme succès, au prix de quelques malentendus. Et ceci malgré Ricœur lui-même, qui a pris grand soin d’en marquer les limites. Car pour lui, il n’existe pas de récit total, d’« intrigue de toutes les intrigues » (d’où la nécessité de renoncer à la tentation hégélienne). Par ailleurs, l’idée d’une prise en charge poétique de l’aporie du temps n’implique pas qu’il n’y a rien au delà du récit. Ricœur voit dans le récit un médiateur décisif entre le temps chronologique et le temps vécu subjectif, mais il reconnaît qu’il est des aspects du temps que le récit comme tel ne permet pas de saisir et d’assumer, et que ce qui arrive n’a pas déjà la forme du récit.
Sabina Loriga est directrice d’études à l’EHESS (GEHM-CRH).
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