Par Florence Hulak
Si l’histoire est la « science des hommes dans le temps », selon la formule de Marc Bloch, la temporalité de l’existence humaine a également une histoire. C’est ce que révèle l’étude des régimes d’historicité, qui considère les façons singulières dont les sociétés articulent passé, présent et futur. L’histoire de ces régimes, dont l’ouvrage de François Hartog a posé les premiers jalons, est nécessairement réflexive, puisqu’elle prend pour objet les représentations collectives du temps dont elle constitue également, pour son époque, une expression privilégiée.
La publication de Régimes d’historicité s’est inscrite dans un mouvement historiographique engagé depuis les années 1980. L’essor de l’histoire des représentations a alors suscité un intérêt nouveau pour les fondements culturels de la connaissance historique, qui a notamment inspiré les travaux de François Hartog sur Hérodote ou Fustel de Coulanges. Le programme de l’histoire des régimes d’historicité s’est toutefois révélé plus ambitieux, puisqu’il s’écartait de l’étude de la seule science historique pour proposer, à partir de sources plus diverses et notamment littéraires, une description des grandes mutations qui ont affecté l’expérience du temps historique.
Hartog ne propose pas pour autant dans ce livre une nouvelle histoire universelle, découpant des périodes distinguées par la prédominance d’un mode particulier d’articulation des temps. Il présente plutôt les régimes d’historicités comme des idéaltypes au sens wébérien : ce sont des concepts construits de façon comparative à partir d’un problème de recherche. Son analyse est orientée par une interrogation sur la spécificité de la conscience historique actuelle. Celle-ci se distingue à ses yeux par une focalisation sur un présent éclairant à lui seul passé et futur. Ce « présentisme » se dégage, tout d’abord, par opposition à deux modes antérieurs de rapport au temps. Là où le régime ancien de l’historia magistra vitae mettait le présent en regard des modèles du passé, le régime moderne, apparu au XVIIIe siècle et consacré par la Révolution française, discernait les prémices d’un avenir espéré dans le passé et le présent. Prolongeant la description que donne Reinhart Koselleck de ce contraste, Hartog interroge la crise de l’avenir qui a affecté le XXe siècle et la rupture qui en a résulté vis-à-vis du régime moderne d’historicité.
L’étude des régimes d’historicité ne saurait toutefois se limiter au cadre des sociétés occidentales : la convocation des travaux de Marshall Sahlins sur les sociétés Maori ou Polynésiennes autorise l’identification d’un régime héroïque d’historicité, qui décrypte présent et futur à l’aune du seul passé mythique. Le regard anthropologique de Sahlins permet également d’envisager les régimes d’historicité comme des structures de l’expérience, dont le partage conditionne la compréhension réciproque des individus. Dans cette perspective, Hartog s’efforce, au-delà de la construction idéaltypique des différents régimes, de ressaisir cette expérience subjective dans les tensions et variations qui l’affectent, tout particulièrement en période de crise de la temporalité. Elle constitue notamment l’objet de sa lecture de l’œuvre de Chateaubriand, prise en tenaille entre les régimes ancien et moderne.
Le comparatisme historique et anthropologique permet dès lors d’esquisser le portrait du présentisme contemporain. Le présent n’y constitue pas l’objet exclusif d’intérêt mais la principale source d’intelligibilité. Hartog interprète ainsi les nouvelles formes de réinvestissement du passé comme des efforts pour échapper au présent conduisant en réalité à étendre son ombre portée : la valorisation de la mémoire collective ou de l’émotion commémorative restent prises dans une réflexion identitaire ou morale sur le présent. Quant à l’impératif toujours plus impérieux de sauvegarde du patrimoine, il signale la reconnaissance d’une rupture irrémédiable avec le passé plutôt que sa reprise active. Ce n’est donc pas à une dénonciation nostalgique ou moralisante de l’oubli du passé ou du désintérêt pour l’avenir qu’invite la description du présentisme, car elle montre que ces critiques ne font finalement que reconduire ce qu’elles entendent combattre.
Devons-nous toutefois considérer le présentisme comme un régime d’historicité à part entière ou comme une forme pathologique du régime moderne ? Il n’est en tout cas pas tout à fait comparable aux autres régimes : alors que ceux-ci disposent d’une lumière externe, issue du passé ou du futur, pour élucider le présent, le présent présentiste entend s’éclairer lui-même, suscitant ainsi les contradictions mises en évidence par l’ouvrage : il paraît à la fois éternel et gouverné par l’éphémère, ne cesse de regarder vers l’avant et l’arrière sans pour autant sortir de lui-même. Parce que ce serait précisément céder au présentisme que de prétendre saisir notre présent à partir de lui seul, Régimes d’historicité se refusait à apporter une réponse définitive à cette interrogation. Ce travail a depuis stimulé la production de nombreux travaux sur la spécificité du rapport au temps qui caractérise notre présent, qu’ils soient centrés sur l’idée de modernité (tel l’ouvrage de Christophe Charle, Discordance des temps) ou de contemporanéité (tel celui d’Henry Rousso, La dernière catastrophe).
Déterminer si le présentisme est une crise ou une forme viable de rapport au temps, s’il est transitoire ou durable, demanderait également de s’interroger sur les formes sociales dont il émane et, plus généralement, sur la nature des rapports entre expérience du temps et vie sociale. Prolonger cette étude novatrice des manifestations discursives de l’expérience du temps, ce serait également élaborer une histoire sociale de ces régimes d’historicité, essentielle à la compréhension de notre présent.
Florence Hulak est maîtresse de conférences à l’Université Paris 8.
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