Par Yann Rivière
Qu’est-ce que « l’évergétisme » ? L’on n’a pas manqué d’ironiser sur la récurrence de ce terme (employé trente ans auparavant par H. I. Marrou) chez un auteur qui se propose par ailleurs d’écrire l’histoire en « évacuant tous les ismes ». Mais il ne faut pas s’y méprendre : forgé sur le mot grec euergesia, « les bienfaits », ce néologisme désormais très répandu ne désigne aucunement une méthode historique, une théorie ou une école, mais l’objet même de l’enquête. Dans la thèse d’État qu’il publie au Seuil en 1976, Le Pain et le Cirque, alors qu’il vient d’entrer au Collège de France, Paul Veyne étudie en effet « les dons d’un individu à la collectivité » ou ce qu’il nomme encore « le mécénat politique », dans le monde gréco-romain durant une période de six siècles (IIIe siècle av.-IIIe siècle ap. J.-C.) : « imaginons », propose-t-il, « qu’en France la plupart des mairies, des écoles, voire des barrages hydro-électriques, soient dus à la munificence du capitalisme régional, qui, en outre, offrirait aux travailleurs l’apéritif ou le cinéma ». C’est par cet « anachronisme contrôlé », cher à l’auteur, que s’ouvrent les huit cents pages de l’imposante étude des libéralités antiques dans la longue durée (il faut y voir un principe d’écriture, car au lieu « d’embaumer les morts », la « banalisation » suscitée par l’anachronisme permet de les « ressusciter »). Ces libéralités sont étudiées dans toutes leurs ramifications matérielles, symboliques ou idéologiques, puisqu’elles ont constitué un pivot essentiel des sociétés hellénistique et romaine durant six siècles à tous les degrés de l’organisation civique et impériale : dons des notables à leurs cités (II. « l’évergétisme grec »), des sénateurs romains à leurs armées et leurs clientèles (III. L’oligarchie républicaine à Rome »), de l’empereur à la mégapole de Rome (IV . « L’empereur et sa capitale »). Ces trois volets de l’analyse sont précédés d’un développement méthodologique et théorique (I. « Les agents et les conduites »). Un dernier point mérite d’être souligné : alors que tout apparat critique a forcément mauvaise presse aujourd’hui chez les éditeurs, en raison des réticences supposées du client des librairies, l’ouvrage examiné contient 174 pages de notes qui suivent en petits caractères chacun des chapitres. Au-delà de l’érudition nécessaire à une telle entreprise, beaucoup de ces notes développement des réflexions qui constituent autant de petits articles ou d’enquêtes parallèles.
Cinq ans avant la parution de Le Pain et le Cirque Raymond Aron avait salué dans les Annales ESC (1971, n°6, 1319-1354) la publication de l’essai du même auteur Comment on écrit l’histoire, Paris, éd. Seuil, 1971 en des termes qui pourraient caractériser aussi bien l’ouvrage ici présenté : « livre imprévisible, tirage improbable à la loterie des œuvres intellectuelles. Voici donc un historien, aussi professionnel qu’on peut l’être, membre à part entière de la tribu académique, voué à l’exploration de l’Antiquité, qui connaît la littérature proprement philosophique sur l’Histoire ou la connaissance historique… ». L’année qui suit la publication de Le pain et le cirque, Michel Foucault évoque l’importance de ces recherches y compris pour la compréhension des mécanismes de pouvoir à l’époque moderne : « une étude qui est pour moi actuellement, le modèle dont je m’inspire pour essayer de parler de ces problèmes : pastorat et gouvernementalité » (Sécurité, territoire, population, Cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, 2004, p. 245). Loin de tout principe de causalité essentiellement représenté à l’époque par le marxisme, Paul Veyne souligne la part d’irrationnel qu’il perçoit chez « les agents » (bienfaiteurs et bénéficiaires) et dans « leurs conduites ». Un effort comparable lui semble poursuivi dans les mêmes années de l’autre côté de l’Atlantique par Peter Brown, qu’il fait découvrir en France en préfaçant la traduction The Making of Late Antiquity, Harvard, 1978 (Genèse de l’Antiquité tardive, Paris, 1983) : « [P. Brown] n’explique pas l’histoire en la réduisant à des postulats qui lui seraient chers, il explicite, en leur bizarrerie, les choses qui ont eu lieu » (p. X).
Si l’effort d’ouverture théorique de Paul Veyne a été salué par tous, autant que l’ampleur des connaissances érudites ici mobilisées, Le pain et le cirque a bientôt été « vigoureusement pris à partie » dans un article des Annales ESC (1978, 33, n°2, p. 307-325) signé par trois historiens de le Grèce et de Rome, Jean Andreau, Alain Schnapp, Pauline Schmitt-Pantel. La critique est particulièrement sévère, tant sur le plan méthodologique (« il y a moins démonstration historique qu’illustration historique d’un ensemble théorique qui se présente entièrement constitué ») que sur le contenu : certains « invariants » retenus par l’auteur relèvent de la psychologie, plutôt que de l’histoire sociale (« la magnificence » retenue comme un trait anthropologique universel), la conceptualisation moderne se passe de l’analyse lexicale de la documentation où le vocabulaire relevant de l’évergétisme est foisonnant, le politique disparaît au profit d’une « conception théâtrale » de l’histoire, le droit ancien n’est pas assez connu ou délibérément dévalué, les notions d’ordre et de classe confondues... Enfin, et peut-être surtout, « dans Le pain et le cirque, il s’agit d’en finir avec le marxisme qui a perdu toute valeur heuristique »…
Quelques années plus tard, Ph. Gauthier (Les cités grecques et leurs bienfaiteurs, 1985) reproche à l’auteur de ne pas avoir lu assez attentivement la documentation épigraphique pour parvenir à identifier nettement qui sont les bienfaiteurs, les euergetai (s’agit-il de citoyens ou d’étrangers à la cité ?), de procéder par généralisation sans tenir compte des contextes géographiques spécifiques (Attique, Asie mineure, Mer noire), et d’établir artificiellement une coupure entre les mondes classique et hellénistique.
Il faut attendre une petite quinzaine d’années pour que l’ouvrage soit publié en anglais au prix d’une réduction drastique par les soins d’Oswald Murray (Bread and circuses : historical sociology and political pluralism, Londres, 1990). Ce dernier estime dans sa préface que les développements théoriques qui s’imposaient dans la France de l’année 1976 ne sont plus indispensables, et certains lecteurs se félicitent en effet aussitôt de voir réduite de la sorte « the density of the Gallic conceptualisation » (R. Garland, JHS, 91, 1991, p. 240). Cependant, dans un compte-rendu particulièrement dense (JRS, 81, 1991, p. 164-168) l’historien anglais Peter Garnsey regrette à l’inverse de voir ainsi transformée une « thèse d’État » en « une monographie d’Oxford » et il s’efforce de rendre compte (à partir de l’édition française) de la subtilité, de la force et de la richesse d’un livre dont le contenu - au fil du texte lui-même et des copieuses notes érudites qui l’accompagnent - dépasse largement l’étude des mécanismes de l’évergétisme. Le titre de cette recension, « The Generosity of Veyne », renvoie sans doute avec humour et bienveillance à l’objet étudié, il est aussi sans équivoque sur la matière prolifique offerte au lecteur de Le pain et le cirque, près de quarante ans après sa parution.
Yann Rivière est directeur d'études à l'EHESS (ANHIMA).
Paul Veyne, Le Pain et le Cirque. Sociologie historique d’un pluralisme politique, Paris, Seuil, coll. « L'univers historique », 1976.
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