De plus en plus souvent, les chercheurs en sciences sociales sont sommés de répondre à des problèmes dont les termes sont formulés par d’autres qu'eux– qu'ils soient gouvernants, managers ou journalistes. Plus encore, il leur est demandé de se conformer à des visées pratiques qui ne sont pas les leurs. Face à ce type d'injonction, certains sont aujourd'hui tentés de revendiquer une forme d'inutilité, ou du moins, de non-applicabilité immédiate, de leur pratique de recherche. Une journée d’étude organisée le 18 juin prochain, sous le titre « De l'utilité des sciences sociales », propose de réfléchir à une autre voie: revendiquer haut et fort l’utilité des sciences sociales mais en l’inscrivant dans une pluralité de projets politiques alternatifs. Les sociologues Liora Israël (Centre Maurice Halbwachs) et Corentin Durand (Centre Maurice Halbwachs / Institut Marcel Mauss) qui organisent cette rencontre, ont d'ores et déjà commencé à éprouver cette stratégie en mettant en place, à l'EHESS, un « Ouvroir de sciences sociales potentielles » (Ouscipo). Ils évoquent ici cette expérience novatrice et la journée d'études du 18 juin qui en prolonge les réflexions.
Increasingly, the social sciences researchers are being demanded to answer problematics set by others, be they governing bodies, journalists or managers, and to conform themselves to the practical aims they are being imposed upon. Facing this sort of injunction, some might claim a non utilitarian approach to their research, or at least their absence of immediate usability. The study day "Utility and the social sciences" offers to think of another path : claim, outloud, the utility of the social sciences, however setting it an plurality of alternative political projects. Their organisers, sociologists Liora Israël (Centre Maurice Halbwachs) and Corentin Durand (Centre Maurice Halbwachs/Institut Marcel Mauss) already started to put to trial this strategy, creating at the EHESS an Potential Social Sciences Workroom (Ouvroir de sciences sociales potentielles). They evoke in the following interview this innovating practice, and the June 18th study day that will bring to further reflexion.
La journée d'étude que vous organisez, se donne pour but de réfléchir aux meilleures façons d'établir des passerelles entre le monde académique et la société civile. N'est-ce pas là une intention aussi ancienne que les sciences sociales elles-mêmes? Quels sont les enjeux actuels de ce type de rapprochement?
Effectivement. L’enjeu de ces articulations entre monde académique et société civile se situe moins au niveau de leur existence qu’au niveau de leurs modalités et du projet politique qui les sous-tend. Aujourd’hui, les sciences sociales se voient sommées de répondre aux problèmes formulés par d’autres : gouvernants, managers, journalistes, etc. Qu’est-ce que la radicalisation ? Comment prévenir la récidive ? Comment réorganiser l’entreprise ? Sommées d’être utiles, elles doivent l’être au prix d’une mise à distance de leur pouvoir propre de problématisation du monde social. Plier l’échine ou plier bagage, en somme. Face à cette injonction, certains cèdent à la tentation du repli, allant parfois jusqu’à revendiquer l’inutilité de nos disciplines. Notre journée d’étude veut au contraire se saisir de l’utilité des sciences sociales, en l’inscrivant dans une pluralité de projets politiques alternatifs. Celui de l’articulation entre recherche en droit et action militante, avec l’intervention de Laurence Sinopoli sur la clinique de droit de Nanterre. Celui de l’accompagnement par des chercheurs de démarches de démocratie participative, avec l’expérience de Jean-Michel Fourniau à la tête du GIS Démocratie et participation. Celui, aussi, des fondations comme lieux historiques de l’articulation de la recherche et de la demande sociale, avec Goran Buldioski de l’Open Society Foundation.
Existe-t-il des écueils à éviter ou des risques à surmonter, lorsqu'on souhaite ainsi lier la recherche en sciences sociales et la demande sociale? Quelle sera votre réflexion à ce sujet au cours de cette journée?
Le principal écueil de tout dialogue, c’est de nier que l’on ne parle pas nécessairement la même langue. Pour se comprendre sans se confondre, demande sociale et recherche en sciences sociales doivent entrer dans une dynamique de traduction. Cette division du travail n’est en aucun cas un désintérêt, pas plus qu’elle ne marque une séparation entre réflexion et action. Elle reconnaît seulement des manières différentes de problématiser et de se saisir du monde social. Elle distingue entre un effort de compréhension, d’explication et parfois de critique ; et une volonté de prise directe sur les phénomènes sociaux. Lors de la journée d’étude, Michel Agier et Fabrice Weissman reviendront sur leurs trajectoires de recherche, qui s’articulent toutes deux à l’action de Médecins sans frontières (MSF). Le premier, anthropologue, directeur d’études à l’EHESS, a participé à diverses instances décisionnelles de l’association. Le second assure la coordination et la direction scientifique du CRASH, le Centre de Réflexion et des Savoirs sur l’Aide Humanitaire, abrité par la Fondation Médecins sans Frontières. L’une de questions de la journée sera ainsi d’interroger les possibilités, et les éventuelles limites, de l’engagement des chercheurs et chercheuses en sciences sociales de s’engager dans différentes arènes. Comment faire reconnaître des faits scientifiques dans un débat public ? Comment ne pas dire, au nom de la recherche, plus que celle-ci n’y autorise ? Sur ces questions comme sur d’autres, l’expérience de Laura Beth Nielsen, qui a notamment participé au travail de sociologues s’étant portés en appui de la tentative de class action contre Walmart, sera particulièrement éclairante.
Cette journée d'étude sera également l'occasion de mettre en valeur une initiative que vous avez prise, sous le nom d'Ouvroir de sciences sociales potentielles, en même temps que d'en tirer un premier bilan. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce qu'est l'Ouscipo?
Inspiré des legal clinics états-uniennes, l’Ouvroir de sciences sociales potentielles – Ouscipo – de l’EHESS est une forme originale de réponse à la nécessité et aux défis de l’articulation entre sciences sociales et société civile. Depuis janvier 2014, nous travaillons à nouer des partenariats de recherche avec des acteurs associatifs, militants, syndicaux, etc. A partir de leurs questionnements sur leurs pratiques et leur champ d’action, nous cherchons à identifier des thématiques de recherche, qui sont diffusées aux étudiants de l’EHESS. Depuis la rentrée 2014, une dizaine d’entre eux ont choisi, dans leur mémoire ou leur thèse, d’investir ces thématiques. Les partenariats de recherche de l’Ouscipo peuvent également prendre la forme d’enquêtes collectives dans le cadre de séminaires de l’Ecole (voir par exemple : ici). La co-construction de projets de recherche permet un accès privilégié à des terrains riches. Elle place les étudiants dans une situation de dialogue avec des acteurs directement impliqués dans leur champ d’investigation. La restitution n’est plus un à-côté de la recherche, mais l’aboutissement d’un partenariat. Cela impose notamment – élément trop souvent absent de nos formations –de s’entraîner à écrire et à présenter ses recherches pour des publics non académiques. Lors de la journée d’étude, des étudiants et des enseignants engagés dans des partenariats de recherche de l’Ouscipo viendront présenter leurs expériences.
Propos recueillis par Stéphane Dennery
Fiche technique: « De l'utilité des sciences sociales » - Jeudi 18 juin 2015 – 9h-16h – EHESS, 190 avenue de France, salle 15 – Une journée d'étude organisée par Liora Israël (CMH) et Corentin Durand (CMH & IMM) – Avec les interventions de Michel Agier (Imaf, EHESS), Goran Buldioski (Open Society Foundations), Jean-Michel Fourniau (GIS Démocratie et participation), Laurence Monnoyer-Smith (Costech, UTC), Romain Juston (Printemps, UVSQ), Laura Beth Nielsen (Northwestern University/American Bar Foundations), Laurence Sinopoli (DSP, Université Paris 10), Fabrice Weissman (CRASH, Médecins sans frontières), Guillaume Di Vitantonio, Erwin Flaureau & Camilo León Quijano (étudiants en Master de sociologie à l'EHESS).
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