Par Dominique Guillo
La contagion des idées constitue sous bien des aspects un ouvrage unique dans le paysage des sciences sociales des 40 dernières années. Tout d’abord, l’auteur y défend des partis pris traditionnellement repoussés avec véhémence par les sociologues et les anthropologues. Ainsi propose-t-il un programme naturaliste pour rendre compte de la culture. Et pour mener à bien ce programme, il ouvre une large porte à la psychologie, rompant ainsi avec le principe durkheimien de l’autonomie des faits sociaux, volontiers présenté comme le fondement même des sciences sociales. Plus encore, cette psychologie est celle des sciences cognitives, et l’on trouve dans l’ouvrage des références au cerveau, aux neurones ou encore à l’évolution, à la sélection naturelle et à Darwin. Et pourtant, en dépit de ce positionnement à contre-courant et iconoclaste, l’ouvrage est bien différent des « sociobiologies » régulièrement sécrétées par les sciences de la vie. Et il n’a pas connu le même destin. Le propos n’est pas articulé autour de proclamations réductionnistes sommaires. Dan Sperber indique même qu’une bonne partie des recherches menées en sociologie et en anthropologies peuvent trouver une place dans le programme qu’il dessine. Et bien loin d’être écrit dans la gangue lexicale propre aux sciences cognitives ou à la biologie, il prend pour point de départ, à travers des formules claires et sans jargon, de front, les questionnements fondamentaux classiques que les sciences sociales posent à propos la culture.
Pour ordonner le flot des données auxquelles ils sont confrontés, souligne-t-il ainsi, les sociologues et les anthropologues sont amenés à utiliser des notions qui sont des abstractions et ne renvoient pas à des réalités matérielles parfaitement bien identifiables, comme le « mariage », l’« Etat », le « rituel » ou les « mythes ». Ces notions permettent incontestablement de rendre intelligibles les faits sociaux. Toutefois, elles font des recherches qui les mobilisent des entreprises interprétatives, plutôt que réellement descriptives ou explicatives. Pour être également explicatives, les sciences sociales doivent respecter une forme de « retenue ontologique », et ne recourir qu’à des notions renvoyant à des entités susceptibles d’entrer dans des relations causales, autrement dit à des entités physiques. La notion de représentation, soutient alors Dan Sperber, telle qu’elle est aujourd’hui conçue dans une partie des sciences cognitives et de la théorie de l’évolution, peut jouer ce rôle. D’un côté, les représentations mentales ont une base matérielle – les neurones. D’un autre côté, dans l’espèce humaine, elles ouvrent aux individus les possibilités offertes par le monde mental métareprésentationnel – les représentations de représentations – qui permet la communication linguistique, la formation de croyances réflexives et l’accès aux symboles. Par ailleurs, elles produisent causalement des représentations publiques – des messages, des manières de faire ou des artefacts, comme les livres – qui ont à leur tour un pouvoir causal sur les représentations mentales. Certaines représentations s’avèrent plus attractives que d’autres. Elles peuvent ainsi habiter les têtes de la plupart des membres d’une population durant des générations. En ce sens, elles sont contagieuses. Leur mode de contagion, précise Dan Sperber – et ce point est fort important – n’est toutefois pas exactement celui des virus, mais plutôt celui des addictions. Ainsi les représentations ne sont-elles pas des entités qui sautent d’un cerveau à un autre sous l’effet de leur seul pouvoir réplicateur, comme le pensent par exemple les méméticiens. Lors de chaque transmission d’un individu à un autre, une représentation subit toujours d’importantes transformations. Par exemple, chaque fois qu’une personne raconte à une autre l’histoire du Petit Chaperon rouge, elle en donne une version sensiblement différente de celle qu’elle a reçue. Toutefois, certaines représentations – comme ce conte – se maintiennent autour de versions attractives, pertinentes, dont le contenu dépend de facteurs écologiques – qui incluent des facteurs culturels –, d’une part, et de facteurs cognitifs (facilité de mémorisation, caractère frappant de certaines images ou de certains thèmes, par exemple, etc.), d’autre part. D’un point de vue naturaliste, les représentations culturelles consistent en chaînes de représentations de ce type, répandues et stables, durant un temps, dans une population. Expliquer un phénomène culturel, c’est alors reconstituer les Chaines Causales de la Culture (les CCC) qui relient concrètement les représentations de ce type – mentales, publiques – dans une population et qui, ce faisant, en forme le substrat matériel.
Dans les comptes rendus qui ont suivi la publication de cet ouvrage, beaucoup de commentateurs se sont demandé quelle serait la postérité d’un tel programme. Or il est incontestable que, depuis lors, celui-ci s’est avéré fort « contagieux », pour reprendre le vocabulaire de son auteur, en anthropologie – à travers l’anthropologie cognitive –, en psychologie cognitive, en linguistique, dans la théorie de l’argumentation, et même dans la théorie de l’évolution et l’éthologie, à travers une critique des conceptions dominantes des cultures animales. Un tel succès pourra être regardé comme le signe d’une perméabilité – ou d’une ouverture – croissante des sciences sociales au naturalisme, et plus spécifiquement aux sciences cognitives. Mais la postérité de cet ouvrage s’explique sans doute également pour partie par une autre de ses particularités. La contagion des idées ouvre un espace d’investigation – celui de l’articulation entre ce que disent les sciences de la nature et les sciences sociales, chacune de leur côté et avec leurs propres méthodes – là où la plupart des travaux portant sur le thème nature/culture le ferment d’emblée au moyen d’arguments a priori, soit en traçant une frontière infranchissable entre ces deux domaines, soit en soutenant que les sciences cognitives, la biologie ou la physique ont vocation à tout absorber directement. On peut sans doute imaginer d’autres programmes dans un tel champ d’investigation, notamment des perspectives davantage sensibles à la consistance et au pouvoir explicatif des interactions sociales. Il reste que cet ouvrage est l’un des très rares à s’inscrire réellement dans cette espace situé à l’interface entre les disciplines, et à le constituer ainsi de fait en champ de recherche. Ce faisant, il a assurément permis aux sciences cognitives de faire entendre leurs voix en sciences sociales. Mais il a permis également aux sciences sociales de faire valoir un certain nombre d’arguments et de problèmes en psychologie cognitive ou en biologie de l’évolution : par exemple, en soulignant la nécessité de prendre au sérieux l’existence des institutions, ou de rendre compte de la pensée symbolique ; ou encore en formulant une critique interne des deux conceptions actuellement dominantes de la culture dans la littérature évolutionniste – la perspective réductionniste de la sociobiologie et de la psychologie évolutionniste, d’une part, et la perspective fondée sur une conception de la transmission culturelle comme simple processus de réplication des idées par voie d’imitation, d’autre part.
Dominique Guillo est sociologue, directeur de recherche au CNRS (GEMASS).
Dan Sperber, La contagion des idées, Paris, Odile Jabob, 1996.
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