Jacques Le Goff et Jean-Pierre Vernant: deux personnalités qui ont marqué l’EHESS dans ses aspects à la fois scientifiques et institutionnels. Deux promoteurs d'une certaine façon de faire dialoguer les sciences sociales, qu'on n'appelait pas encore « l’anthropologie historique ». Deux innovateurs, capables d'impulser des changements méthodologiques durables dans leur discipline. Ce sont ces différents aspects qui seront réinterrogés à l’occasion de deux journées d’études, les 15 et 16 octobre 2015. Moins pour commémorer le passé que pour réinventer le futur. Les historiens Cléo Carastro (ANHIMA, PRI « Pratiquer le comparatisme ») et Sylvain Piron (CRH/GAS), qui figurent parmi les organisateurs, répondent ici à nos questions.
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Jacques Le Goff and Jean-Pierre Vernant : two institutionnaly and scientifically marking personalities at the EHESS. Two proponents of a certain way for social sciences to engage with each other, that wasn't yet called "historical anthropology". Two innovators, who originated durable methodological changes in their field. Those aspects will be interrogated during a two-day workshop, on October 15-16 2015. It isn't so much to celebrate the past than to reinvent a future. Among the organisers, Historians Cléo Carastro (ANHIMA, Interdisciplinary research programme PRI) and Sylvain Piron (CRH/GAS) answer here our questions.
Faut-il voir avant tout dans ces journées d'études la volonté de rendre hommage à Jacques Le Goff et Jean-Pierre Vernant, et à leur œuvre ?
La dimension de l'hommage est incontestable. Cependant, il nous paraît important de préciser que notre perspective ne se veut en rien commémorative ou hagiographique. Nous ne cherchons pas à « faire revivre » Le Goff et Vernant. Notre but est plutôt de prolonger, d'une autre façon et par d'autres voies, le dialogue qu'ils ont tenté d'instaurer entre historiens et anthropologues. Il faut rappeler, à cet égard, que Le Goff et Vernant se sont familiarisés très tôt avec l’anthropologie, notamment, mais pas seulement, par le truchement des écrits de Marcel Mauss. Nourris de ce genre de lectures, ils sont devenus des historiens « interlocuteurs des sciences sociales », organisant des séminaires et des groupes de recherches où historiens et anthropologues échangeaient de manière serrée, dans une perspective comparatiste. Voilà le type d'esprit et de dynamique intellectuelle qui nous intéressent et que nous souhaitons essayer de réactiver! C'est ce qui explique, notamment, que nous ne convierons pas seulement à ces journées des historiens antiquisants et médiévistes mais aussi bien, des modernistes et des contemporanéistes, et également, bien sûr, des anthropologues, des philosophes et des sociologues. C'est un enjeu qui nous paraît d'autant plus essentiel dans le contexte actuel de la recherche. Au cours des dernières décennies, un mouvement de spécialisation a conduit les chercheurs à se focaliser sur des objets toujours plus étroitement définis et à acquérir une plus grande technicité dans le traitement des sources, laissant de côté les « grandes questions ». Il est temps de rouvrir les perspectives, et l'exemple de ce qu'ont essayé de faire il y a quarante ans Le Goff et Vernant, peut grandement nous y aider.
Ces deux auteurs ont forgé une approche, l'« anthropologie historique ». Que recouvre exactement ce terme? Et qu'en faire aujourd'hui?
Le Goff et Vernant avaient des terrains de recherche très éloignés mais ils n'en étaient pas moins tous deux animés par un même souci: ils voulaient puiser dans les disciplines voisines – l'anthropologie et la sociologie, au premier chef – toutes les ressources et toutes les méthodes disponibles pour pallier le manque de sources auquel est confronté l'historien. Cela les a conduits à oser des solutions inventives et à renouveler assez considérablement le métier d'historien. C'est ce mouvement d'innovation qui fut nommé, à partir de 1974, « anthropologie historique ». S'il fallait le résumer, on pourrait dire que son ambition est celle d’une histoire totale, c'est-à-dire d'une histoire qui essaie de totaliser l’expérience des acteurs sociaux. Un des effets les plus notables de cette histoire totale aura été de faire entrer la religion beaucoup plus au cœur de la réflexion des historiens : Vernant cherche à démontrer comment le polythéisme imprègne tout acte dans la cité, quand Le Goff prend la théologie médiévale comme véritable objet d'histoire, alors que son étude était jusqu'alors réservée aux théologiens et historiens du dogme. Un autre effet de l'anthropologie historique a été de favoriser, à un point jusqu'alors inédit, le comparatisme différentiel, en partant de grandes questions (la guerre, la cité, la figuration, etc.) pour alimenter le travail de terrain sur des cas précis, et l'inspirer par des variations anthropologiques. Dans cette perspective comparatiste, Le Goff et Vernant ont en commun d'avoir insisté sur l’altérité radicale des sociétés anciennes par rapport aux nôtres, et d'avoir cherché à mettre en lumière la nature de leurs profondes différences. Cette insistance sur la rupture historique alimente, aujourd’hui encore, de vifs débats, dont nos journées d'études se feront naturellement l'écho.
Diriez-vous que l’anthropologie historique a un avenir?
Nous en sommes persuadés. Car si nous mettons en avant les seuls noms de Le Goff et Vernant, il importe de comprendre que l'anthropologie historique, telle qu'ils la concevaient, est d'abord et avant tout une aventure collective, dont l'ampleur dépasse chacun de ceux qui y contribuent. Au demeurant, ce qui frappe dans la manière de travailler de Le Goff et Vernant est peut-être d'abord leur immense goût pour le travail collectif. Leur ambition « totalisante » les a très vite amenés à former des communautés de chercheurs et à lancer de grandes enquêtes collectives. C'est dans ce cadre qu'ils se sentaient intellectuellement à leur aise. C'est aussi dans ce cadre que certaines de leurs idées étaient concrétisées par d'autres qu'eux. Ainsi, par exemple, Le Goff disait volontiers que « tout fait source » mais, à vrai dire, ni lui, ni Vernant ne s’y appliquait vraiment: ce sont surtout leurs collègues et leurs élèves, comme Jean-Claude Schmitt, Jérôme Baschet, Françoise Frontisi, François Lissarrague ou Jean-Louis Durand, qui se sont détachés des sources écrites pour s'intéresser aux sources figuratives. André Burguière, qui a participé à ce mouvement, nous proposera à ce sujet une passionnante rétrospective historiographique. De manière générale, les chantiers ouverts par Le Goff et Vernant ont créé une émulation qui a eu des répercussions très larges et très durables, bien au-delà de l'hexagone. Lors de ces journées d'études, nous reviendrons en particulier sur la façon dont leur programme s’est diffusé en Italie, où il a été bien reçu, et dans le monde anglo-saxon, qui s'est montré plus partagé. Des collègues étrangers viendront nous présenter comment s'est opérée la réception internationale de l’anthropologie historique, et quels ont été ses rapports avec d’autres mouvements comme, par exemple, l’histoire culturelle. Mais ce sera aussi l'occasion de dire ce qu'il en est aujourd'hui de ces influences et de ces descendances. Par exemple, nous diffuserons des extraits de films sélectionnés par Pierre-Olivier Dittmar, qui, en soulignant l’ampleur de l’héritage de Le Goff et Vernant, devraient permettre de montrer l’actualité du projet intellectuel qu’ils nous proposent.
Propos recueilli par Flavie Leroux
(crédit photo : Radio France / Christophe Abramowitz)
Fiche technique : « Autour de Jacques Le Goff et Jean-Pierre Vernant. L’anthropologie historique : inventions et usages » – 15 et 16 octobre 2015 – journées d’études organisées par Cléo Carastro (ANHIMA/PRI), Pierre-Olivier Dittmar (GAHOM) & Sylvain Piron (CRH/GAS).
Les organisateurs de ces journées d’études gagneraient à lire le chapitre sur le sujet dans Une école pour les Sciences sociales (dirigé par Jacques Revel et Nathan Wachtel, Editions du Cerf & Editions de l’EHESS, 1995). cela élargirait leur horizon, qui me paraît bien conventionnel en l’état.