Par Sylvie Steinberg
Dès leur parution, les cinq forts volumes de l’Histoire des femmes en Occident se sont imposés comme des ouvrages de référence. Comme d’autres « grandes histoires » du même type éditées quelques temps auparavant (Histoire de la France rurale, Histoire de la France urbaine), il s’agissait d’une initiative d’éditeur, en l’occurrence l’italien Laterza, récent traducteur de L’Histoire de la vie privée dirigée par Philippe Ariès et Georges Duby. C’est au même Georges Duby que commande fut passée et, malgré le renom de celui-ci, l’entreprise à laquelle une certaine légitimité intellectuelle et institutionnelle faisait encore largement défaut, suscita des réticences chez les éditeurs parisiens jusqu’à ce qu’elle trouve place chez Plon. Publiée en italien et en français, elle fut rapidement traduite dans six autres langues, agrémentée de chapitres additifs, de préfaces et d’avertissements. La forme même qui fut choisie, une « collection » en cinq volumes, ainsi que le grand format relié et illustré dénotait une volonté encyclopédique de tout embrasser. Le projet se déploya sous la houlette de spécialistes de chacune des périodes « consacrées » de l’histoire : outre Michelle Perrot qui co-dirigeait l’ensemble, les différents tomes furent confiés à Pauline Schmitt-Pantel (Antiquité), Christiane Klapisch-Zuber (Moyen Âge), Arlette Farge et Natalie Zemon Davis (époque moderne), Geneviève Fraisse (XIXe siècle, avec Michelle Perrot), Françoise Thébaud (XXe siècle), qui elles-mêmes s’entourèrent de très nombreux auteurs (74), femmes et hommes, français et étrangers (35%), pour couvrir un immense pan de savoir historique. Même réduite à « l’Occident », cette histoire dévoilant la moitié oubliée de l’humanité, s’étendant sur une chronologie longue de l’Antiquité au XXe siècle, relevait d’un véritable tour de force en termes de conception d’ensemble, de découpage chronologique et thématique et de coordination scientifique.
L’Histoire des femmes en Occident est donc d’abord une synthèse, la synthèse des connaissances patiemment – ou impatiemment – élaborées durant les vingt années précédentes. Durant ces deux décennies, le regret ironique et provocateur formulé par quelques-unes d’ignorer la destinée de la femme du soldat inconnu a laissé place à une production scientifique sur les femmes, fortement ancrée dans les traditions intellectuelles et les canons académiques de la discipline historienne. S’inscrivant dans la lignée de l’histoire sociale française, cette histoire envisage les femmes à travers les divers groupes auxquels elles appartiennent ou qu’elles forment, en croisant différentes variables : âge, état matrimonial, classe, ethnicité, religion, nation et en cherchant à les contextualiser. Chemin faisant, elle s’interroge sur la pertinence des agrégats ainsi composés, sur la valeur relative des appartenances et des identités sociales, sur leurs arrangements systémiques. Mais, à côté de cette histoire dont la tonalité est nettement sociale, bien d’autres approches sont convoquées et bien d’autres pistes sont explorées, depuis l’anthropologie juridique jusqu’à la sémiotique de l’image en passant par la science politique. Il est aussi peu d’aspects de la « condition féminine » qui soient véritablement laissés de côté, dans un souci constant de ne se cantonner ni aux victimes ni aux rebelles, et de s’intéresser aux relations femmes/hommes et non seulement à la part féminine des sociétés.
Parce qu’il faisait affleurer avec une exhaustivité particulière toutes les questions alors débattues dans le champ historique, l’ouvrage suscita le débat « au-delà » de son propre objet. Comme l’écrivait Bernard Lepetit en préambule des articles critiques publiés par les Annales en 1993 à la suite d’un colloque de réception organisé à la Sorbonne en novembre 1992 (et publié sous le titre Femmes et histoire), il s’agissait d’une invitation à s’interroger sur « la définition de l’histoire sociale »1. « Au-delà » des savoirs révélés par l’Histoire des femmes en Occident, il y avait donc un débat déjà très nourri au sein du cercle des historiens sur la question des représentations, des lectures qui devaient en être proposées, de leur caractère significatif, de leur mise en relation avec les « pratiques » sociales. Parce que le livre faisait la part belle (trop belle pensaient certains) aux représentations des femmes à travers l’histoire, déroulant le paysage monotone de leur infériorisation, il se présentait aux historiographes comme une sorte d’inventaire en action de toutes les questions soulevées alors par l’extension considérable de l’histoire des représentations : représentativité des images, rapport au réel, place des producteurs et des récepteurs, capacité d’agir des individus et des groupes face à des représentations imposées, etc.
« En deçà » néanmoins, les contributions posent chacune à sa manière des questions propres à un champ de recherche en construction, un « projet de savoir historique » suivant la juste expression de Jacques Rancière. On y trouve soulevée la question des sources disponibles, de leur production et du regard qu’elles induisent : peut-on faire l’histoire des femmes ? Celle des échelles de temporalités, entre le temps long de la « domination masculine » et les temporalités plus courtes où se distinguent des changements : y a-t-il une linéarité des progrès de la condition des femmes sur la longue durée ? Celle des ruptures chronologiques : les grands événements fondateurs de l’histoire, les grands mouvements de civilisation, les grandes ruptures événementielles sont-ils significatifs du point de vue de l’histoire des femmes ?
Elles posent ces questions mais non comme on écrit un manifeste. Chaque chapitre déploie un type d’argumentation qui lui est propre, adapté à son objet, mais aussi à ses prémices théoriques. D’où le sentiment exprimé à la réception de l’ouvrage qu’il ne prenait pas de parti pris net sur la manière d’écrire l’histoire des femmes, ne privilégiant aucune grille de lecture parmi celles disponibles (rapports sociaux de sexe, domination symbolique, etc.). De fait, ses nombreuses pages ne portent pas réellement trace du ton des débats qui lui furent contemporains, il est vrai bien plus vif aux Etats-Unis et plus immédiatement saisissable par les anglophones, avant que la recherche ne se mondialise véritablement. Elles lissent les aspérités polémiques suscitées par l’intrusion du « genre » dans son acception « post-structuraliste », défini comme « élément constitutif de rapports sociaux fondés sur des différences perçues entre les sexes, et […] façon première de signifier des rapports de pouvoir » par Joan Scott en 1985, elle-même contributrice du volume sur le XIXe siècle où elle illustrait sa conception de l’écriture de l’histoire. Moins encore l’ouvrage se prononce-t-il sur le « tournant linguistique » auquel cette acception du genre était alors intimement liée, laissant le débat se développer outre-Atlantique et outre-Manche, ou encore, en France, dans d’autres secteurs de la discipline historique. Choix du consensus et respect de la liberté de chercher diront les uns. Stratégie d’évitement et refus du débat théorique diront les autres. En tout état de cause, l’Histoire des femmes en Occident, située à peu près à mi-parcours d’une quarantaine d’années de découvertes et de publications, continue à insuffler, sans doute aussi à cause de ses manques et de ses impasses, des désirs de s’aventurer dans de nouveaux territoires de recherche non encore défrichés.
Sylvie Steinberg est directrice d’études à l’EHESS (CRH).
Georges Duby, Michelle Perrot, dir., Histoire des femmes en Occident, 5 volumes, Paris, Plon, 1990-1991.
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