Par Jean-Frédéric Schaub
Dès sa publication aux Etats-Unis, le livre de Jane Burbank et Frederick Cooper a été traduit en français, en espagnol, en russe, en allemand et en turc. Ce succès n’est pas surprenant, car l’ouvrage synthétise des questionnements qui résultent d’une mutation internationale de la recherche, de l’enseignement et de l’écriture de l’histoire. Se situant dans la tradition des grands programmes d’histoire mondiale qui ont jalonné l’histoire de l’historiographie depuis le 19ème siècle, Empires in World History accorde une part centrale au travail d’interprétation. Cela s’imposait à l’échelle où les auteurs situent leur récit. Des empires romains et chinois à la question des impérialismes actuels, en passant par les vastes empires eurasiens tels le byzantin, le mongol, l’ottoman et le russe, sans oublier bien entendu les entreprises coloniales lancées par les royaumes et principautés d’Europe occidentale en Méditerranée, dans l’Atlantique, l’Océan Indien et la Mer de Chine, puis les nouveaux empires coloniaux reconfigurés du 19ème siècle jusqu’à la Décolonisation, sans oublier les grandes nations impériales et continentales de l’âge contemporain telles que les Etats-Unis, la Russie et la Chine.
Le type d’histoire qu’éprouvent les auteurs se distingue en tout point des anciennes histoires universelles, dont l’ethnocentrisme européen demeurait le trait dominant. Cependant, décentrer l’Europe ne signifie nullement détourner le regard de l’Europe ou la retrancher du discours historiographique, sous prétexte de corriger les effets toxiques de l’eurocentrisme. De façon bien plus précise, la critique des modèles anciens d’histoire comparée invite à renoncer à l’idée que l’Etat-national tel l’incarnent le parlementarisme britannique, le républicanisme français, l’Etat de droit allemand puissent rester les standards par rapport auxquels se situe toute société politique et tout système de commandement. Il ne s’agit pas de minimiser l’importance que ces processus institutionnels européens ont revêtue au-delà des pays qui les ont portés. Mais, précisément, leur localisation dans l’espace et dans le temps, d’un côté, et leur rayonnement, au-delà de leur emprise territoriale première a adopté la forme de l’expansion coloniale de type impérial. Or, il n’existe pas de coïncidence entre la puissance théorique d’un modèle et son succès global. Ainsi la trajectoire hispanique, impuissante à dégager une politique qui ne serait pas en même temps une théologie, a très vite cessé d’apparaître comme un modèle, ce qui ne l’a pas empêchée de bâtir sur une longue durée un immense empire colonial. Inversement, le nouvel empire germanique, celui du IIe Reich, en dépit de réalisations socio-politiques admirées a dû se contenter d’une portion congrue dans le grand dépècement des espaces africains. Les entreprises coloniales des Occidentaux et les situations qu’elles ont engendrées aux quatre coins de la planète ne sont pas des indicateurs fiables de la puissance à long terme de leurs métropoles.
Dans cet immense voyage diachronique, un ensemble de « répertoires impériaux » sert de guide pour l’analyse et de boussole pour lecteur. Le premier de ces registres pour l’action est la prise en compte institutionnelle et pratique de la diversité culturelle, religieuse, linguistique et juridique interne au sein de la plupart des empires. Le deuxième concerne l’importance que revêt la mobilisation d’intermédiaires locaux afin de rendre possible la gestion de l’immensité territoriale et de la pluralité socio-politique des populations qui résident dans les bornes de l’empire. Le troisième est la dynamique de consolidation interne que produisent les confrontations avec les sociétés extérieures, qu’ils s’agisse d’univers jugés barbares, ou au contraire qu’il s’agisse d’empires rivaux et reconnus comme tels. Le quatrième type de ressources est d’ordre idéologique, les empires déployant de grands systèmes de légitimation faisant appel à des cosmogonies, des théologies politiques, des corpus juridiques : à cet égard le monothéisme des empires romain tardif, byzantin, et du sultanat, tout comme des colonialismes européens, fait figure de cas particulier. Enfin, le dernier répertoire est la faculté des empires à composer de façon mouvante et évolutive les quatre répertoires précédents, en fonction des évolutions des sociétés par eux dominés ou contrôlés. Cette souplesse distingue les empires d’autres formes politiques, la tribu, la cité-Etat, l’Etat-Nation.
L’entreprise repose ainsi sur trois opérations qui sont autant de défis pour l’écriture de l’histoire. Ils renouent avec la grande ambition intellectuelle de la composition de synthèses historiques, de celles dont Henri Pirenne avait illustré l’importance. Car à cette échelle spatiale et temporelle, tout paragraphe rédigé porte en lui-même des éléments d’interprétation et sollicite le commentaire. Ensuite, par le fait de s’installer d’emblée sur plan mondial, ils récusent dans chacun de leurs chapitres deux écueils présents dans la discussion des sciences sociales. D’une part, l’adoption de la perspective mondiale se garde de tout cousinage impensé ou non dit avec une aspiration à l’universalité, ou plus exactement avec le repérage de modèles empiriques pour un universalisme théorique. D’autre part, ils ne posent pas en préalable l’adoption a priori d’une doctrine sur ce que devrait être une approche globale de l’histoire humaine depuis deux mille cinq cent ans. La recherche de l’épithète appropriée (croisée, connectée, globale, comparée) n’est pas le vecteur de leurs analyses, ce qui confère une grande liberté de ton et d’approche à chacune d’elles. En posant le fait impérial comme point d’entrée dans une histoire qui embrasse large, ils ont choisi des objets vastes, parfois transcontinentaux, qui se projettent au-delà d’eux-mêmes sur des horizons immenses : c’est donc le choix de l’objet qui détermine l’échelle et non l’inverse. Enfin, ils se gardent de suivre une pente téléologique qui voudrait que les grandes constructions impériales aient été les parcours préparatoires à l’accouchement tardif d’une modernité indexée à la forme Etat-Nation, tenue pour la plus opératoire et en quelque sorte pour le terme d’une histoire, car la seule au sein de laquelle l’exercice de la souveraineté et le régime démocratique se sont affirmés de façon conjointe.
Sans excès de prescription idéologique, ces deux historiens se situent en-deçà et au-delà de la politique nationale, mais pour des raisons qui tiennent uniquement à la nécessité de lutter contre les évidences non critiquées de la forme Etat-Nation comme cadre général d’interprétation de l’histoire des sociétés. En ce sens, toute leur entreprise demeure de nature historiographique, en ce qu’elle propose un régime d’écriture de l’histoire et offre un cadre sans clôture pour la promotion de recherches en devenir. Une œuvre ouverte, en quelque sorte.
Jean-Frédéric Schaub est directeur d'études à l'EHESS (Mondes Américains).
1997: Nicole Loraux dévoile l'oubli au cœur du politique
ubuntu vps
2006: Corbin, Courtine et Vigarello donnent corps à l'histoire
FASSEL Alexis
L'Ecole des femmes
N.K
40e anniversaire de l'EHESS: clap de fin
André Burguière
40e anniversaire de l'EHESS: clap de fin
Serge Tcherkezoff