Par Alessandro Stanziani
Le succès de The Great Divergence pose en soi une question intéressante : cet ouvrage s’appuie sur des travaux publiés auparavant par Bin Wong et Li Bozhong qui avançaient des thèses semblables (1). Le succès de Pomeranz a bénéficié non seulement d’un titre formidablement alléchant mais encore d’une conjoncture politique et intellectuelle très particulière : l’essor majeur de la Chine et les inquiétudes occidentales après l’enthousiasme initial et, sur cette base, le vif intérêt des économistes et des politistes pour l’histoire économique chinoise. Il est tout à fait significatif que The Great Divergence ait été propulsée dans les débats internationaux par un groupe d’histoire économique globale pilotée à la London School of Economics par Patrick O’Brien, un des meilleurs historiens économistes des dernières décennies. O’ Brien a organisé des débats autour du livre moins pour soutenir ses thèses principales que pour les critiquer. Le résultat en aura été un débat impliquant une bonne partie de la communauté scientifique internationale et dans plusieurs domaines. Pour quelles raisons ?
L’idée de Pomeranz est simple. Il part des principaux éléments que l’historiographie conventionnelle mentionne afin d’expliquer le succès anglais et européen en général et le « retard » chinois : la propriété privée, des institutions efficaces, des marchés concurrentiels, la démocratie, la famille restreinte et l’évolution démographique, le passage de la proto-industrie à la manufacture, le rôle du capital, de la bourgeoisie et des villes. Puis, un chapitre après l’autre, Pomeranz s’acharne à démontrer que non seulement tous ces éléments ne faisaient pas défaut à la Chine (plus particulièrement, à une de ses parties : le Yangtzee), mais qu'ils y étaient même mieux affirmés et développés qu’en Angleterre. De ce fait, la divergence entre l’Europe et l’Asie ne date pas du XVe ou du XVIe siècles, mais plutôt du XIXe siècle, et elle ne s’explique pas par des mentalités différentes ou par la corruption et le despotisme du gouvernement chinois mais, tout simplement, par un facteur dont l’Angleterre a bénéficié, contrairement à la Chine : le colonialisme. L’Amérique du Nord, en particulier, lui a apporté de vastes marchés, des matières premières (souvent via l’esclavage) et, surtout, des ressources environnementales. A bien des égards, l’approche de Pomeranz et son succès reflètent la chute du mur de Berlin et la montée de la pensée unique : il n’est plus question d’interroger les modalités du développement comme c’était le cas pendant la guerre froide, mais d’évaluer uniquement qui a le mieux respecté les paramètres d’un certain type de modèle économique et social. Dans ce cadre, la Chine apparaît encore plus concurrentielle et capitaliste que l’Angleterre.
Ce n’est pas un hasard si les débats ont porté avant tout sur la preuve empirique de ces affirmations. De nombreux auteurs, dont O’Brien, se sont évertués à démontrer que les données de Pomeranz n’étaient pas correctes, surtout pour la Chine, et que, d’ailleurs, l’expansion anglaise s’était moins appuyée sur l’Empire que sur marché domestique (2). Une querelle de chiffres s’en est suivie, qui continue de nos jours. D'autant qu'à la suite de Pomeranz, d’autres auteurs ont essayé de défendre le même argument concernant l’Afrique et l’Inde (3). On a ainsi renoué avec une question qui, en réalité, est discutée depuis le XVIIIe siècle et, plus encore depuis la décolonisation : la pauvreté s’explique-t-elle par des attitudes locales, par des ressources insuffisantes ou bien par des contraintes extérieures ?
Tout en reconnaissant la nécessité et l’importance de ces débats, nous pouvons aussi en admettre les limites. Tout d’abord, ces analyses ne se posent guère la question de la construction des chiffres, sachant que toutes les sources d’archive mobilisables ne sont pas mobilisées. C'est là une question importante: celle de la cumulativité des sources et des données dans les démarches quantitatives. Est-il légitime d’additionner et de mettre côte à côte des données tirées de sources hétérogènes – chroniques du XVIIIe siècle, suggestions politiques intéressées, études scientifiques - et ayant comme point de départ des hypothèses différentes ? Un deuxième problème tient au fait que cette querelle demeure prisonnière d’une vision de l'histoire en tant que compétition, qui s'attache à expliquer, ex post, les atouts du gagnant et les faiblesses des autres. Pareille approche associe le progrès à la croissance de certains indicateurs –le PIB, le revenu par tête- en mettant de côté la distribution et les inégalités.
Un argument ultérieur de la controverse concerne les échelles de l’analyse. En effet, une des forces et des innovations de Pomeranz aura été d’éviter une comparaison par Etats-nations (la Chine, l’Angleterre) pour privilégier au contraire, en premier lieu, une comparaison régionale (le Yangtzee, le Lancachire), avant de parvenir, dans un second temps, à une analyse globale. Cette approche a eu le grand mérite de mettre en évidence l'existence de profondes disparités régionales. Cependant, elle a été critiquée. Certains, comme O’ Brien, ont souligné que, si derrière le Lancachire, le Royaume-Uni dans son ensemble vivait une croissance importante, derrière le Yantzee, il y avait une Chine stagnante. D’autres ont reproché à Pomeranz de ne pas avoir pris en considération le rôle de l’Afrique ou de l’Amérique latine ou du reste de l’Asie dans son analyse. Notons toutefois que c’était là confondre l’histoire globale à la Pomeranz avec l’histoire du monde. Car comme Pomeranz l’a répété à maintes reprises, ces deux approches sont bien différentes. Dans son cas, l’échelle pertinente se définit par la question posée et non pas par un a priori globalisant.
Enfin, les historiens des aires culturelles ont souligné les connaissances insuffisantes de l’aire concernée de la part de Pomeranz et ses interprétations plutôt approximatives des sources (4). Ce débat reproduit en bonne partie un questionnement ancien sur la manière de pratiquer l’histoire sociale et économique au sein des aires culturelles. Est-ce un hasard si, depuis des décennies et bien avant l’essor de l’histoire globale, les études d’histoire économique et sociale sont rares dans ces domaines ? On peut y voir l'expression d'une tension forte entre les approches civilisationnistes –soulignant le rôle de la langue et plaçant l’histoire dans les humanities – et les études d’histoire sociale et économique ayant recours à des catégories empruntées aux sciences sociales. Il se pourrait que les temps soient mûrs pour dépasser ce clivage. Si les modèles et les catégories trans-historiques méritent d’être justifiés et critiqués avant d’être utilisés, n'en va-t-il pas de même pour les soi disant catégories « locales » et les « spécificités » des aires?
(1) Bin Wong, China Transformed. Historical Change and the Limits of European Experience, Ithaca, Cornell University Press, 1997 ; Li Bozhong, Agricultural Development in Jiangnan, 1620-1850, New York, St. Martin’s Press, 1998 (dont des chapitres et versions en chinois ont paru dès le début des années 1990).
(2) Stephen Broadberry, Bishnupriya Gupta, “The Early Modern Great Divergence: Wages, Prices and Economic Development in Europe and Asia, 1500-1800”, The Economic History Review, 59, 1, 2006, pp. 2-31; Patrick O’Brien, “Ten Years of Debates on the Origin of the Great Divergence”, http://www.history.ac.uk/reviews/review/1008
(3) Prisanan Parthasarathai, Why Europe Grew rich and Asia did not. Global Economic Divergence, 1600-1850, Cambridge, Cambridge University Press, 2011. Joseph Inikori, Africans and the Industrial revolution in Britain, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.
(4) Voir en particulier les discussions –présentation et commentaires, in Annales, 2001, 4.
Alessandro Stanziani est directeur d'études à l'EHESS (ESOPP-CRH).
Kenneth Pomeranz, The Great Divergence. China, Europe, and the Making of the Modern World Economy, Princeton, Princeton University Press, 2000. Edition française : Une grande divergence. La Chine, l'Europe et la construction de l'économie mondiale, Paris, Éditions Albin Michel, coll. « Bibliothèque de l'évolution de l'humanité », 2010 (traduit par M. Arnoux & N. Wang).
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