Par Jocelyne Dakhlia
La Cité divisée manifeste toute la fulgurance de la pensée de Nicole Loraux, mais aussi la rigueur de sa démarche, en même temps que le foisonnement de ses intuitions autour d’une notion majeure, la stasis ou division de la cité. Dédiant ce livre à son époux, elle a écrit qu’il était son livre « par excellence ». Comme plusieurs de ses ouvrages, il reprenait des articles importants (dont « L’oubli dans la Cité », « Repolitiser la cité »…) en même temps qu’il faisait place à des textes inédits (« Et la démocratie athénienne oublia le kratos »…) dans une construction forte autour de la question d’un « oubli » du politique dans la Cité.
Cette approche, en premier lieu, s’inscrivait dans un débat interne à l’historiographie de la Grèce ancienne. La question de l’anthropologie historique et de tensions ou de convergences possibles entre historiens et anthropologues a moins de résonance et de sens aujourd’hui qu’il y a trente ans, mais les enjeux en étaient d’importance. Aux « anthropologues » de la cité grecque, qui inscrivaient Athènes, tout particulièrement, dans un temps civique réglé et immuable, scandé par le rituel et sous le signe de la concorde, Nicole Loraux faisait valoir en quelque sorte qu’ils s’enfermaient dans une représentation que la cité produisait d’elle-même et qu’ils dépolitisaient la cité. Elle les invitait donc à remettre au centre de l’histoire de la cité la question du conflit, à l’antithèse de cette image lisse d’une cité « refroidie », sous le signe de la concorde. Son approche consistait à tenter de comprendre au contraire comment la cité évacuait, refoulait toute image de sa propre division, s’appuyant sur des conflits réels et sur leur traitement civique, littéraire, mémoriel…
Le livre est notablement construit autour de la question de la restauration de la démocratie à Athènes en 403, après un épisode de guerre civile et le retour de la violence oligarchique, avec les « Trente Tyrans ». L’historienne s’interroge sur la manière dont le retour à la paix s’accompagne d’une injonction à ne pas évoquer les malheurs du passé. Une amnistie est en effet proclamée. Les citoyens prêtent serment de ne pas rappeler les maux du passé. Pourquoi une telle amnistie ? Nicole Loraux montre tout d’abord que la cité « pense » et se pense, et qu’elle se fantasme comme Une et indivisible. A cet égard elle oppose une pensée romaine de la civitas, comme pluralité citoyenne, au tout de la cité, oppose « l’infinie multiplicité des échanges qui constitue le tout de la civitas » à ce primat indivisible et premier de la cité grecque. Méthodologiquement, elle évoque ce qu’elle appelle alors un « prix à payer » : « en chemin, on sera peut-être amené à postuler que la cité pense, ce qui revient à faire de la cité un sujet ». Sur ce point sa démarche est parfaitement congruente avec sa proximité à la psychanalyse, avec sa lecture de L’Homme Moïse, notamment mais aussi et surtout avec sa collaboration régulière avec des psychanalystes et sa contribution à la Nouvelle Revue de Psychanalyse, par exemple. La cité a donc une âme.
Or, ce refus qu’exprime la cité d’être divisée inscrit paradoxalement la division en son cœur, et donc au cœur du politique. Le terme même de stasis place au milieu de la cité le principe du conflit et réfère à la cité comme un tout. La condamnation sempiternelle de la stasis par les Athéniens, condamnation absolue de l’affrontement ou de la tension (car il s’agit d’une notion plus statique) entre deux parties, est une façon, certes, d’idéaliser le consensus et de ne pas penser la division réelle, mais en la pensant toujours et toujours comme structurante et déjà là. C’est bien un oubli du politique comme tel.
Nicole Loraux développe très finement à cet égard une analyse de la manière dont les démocrates eux mêmes sont conduit à effacer toute notion de kratos, car ce terme consacre la victoire d’un camp sur un autre, d’une partie ou d’un parti sur l’autre, fût-ce la victoire démocratique du peuple… A une victoire, qui présuppose l’écrasement d’un autre parti, il faudrait préférer une vision consensuelle et intemporelle du pouvoir, inhérente notamment à la notion d’arkhe. L’histoire du conflit et de la division est donc à expurger pour restaurer la concorde et instaurer la réconciliation. D’où la loi d’amnistie de 403, d’où l’autel élevé à Léthè, l’Oubli, dans l’Erechteïon…
Cette réflexion percutante sur la question de l’oubli et du retour au politique était d’une actualité brûlante dans le dernier quart du XXe siècle. Actualité scientifique, car la problématique de la mémoire et de l’oubli devenait une problématique centrale de l’anthropologie historique et de la philosophie de l’histoire. Mais actualité politique, surtout, avec l’émergence de la pensée révisionniste, et avec le procès Papon et les multiples débats qui l’accompagnaient, débouchant sur le vote de la loi Gayssot en 1990… L’usage historique des notions psychanalytiques de « refoulement », « retour du refoulé », « déni », « oblitération », « amnésie » était alors une question centrale, mais tout aussi essentielle, et plus cruciale encore dans son enjeu civique, était la question de l’amnistie.
A diverses reprises dans La Cité divisée, Nicole Loraux évoque la question de l’analogie, établissant un parallèle avec la France de Vichy ou avec les « années quarante » : « certaines harmoniques sonnent à nos oreilles avec quelque chose comme une familiarité ». Mais c’est bien à un combat du présent qu’elle se réfère. Le combat contre l’extrême-droite, tout d’abord… Elle fut, avec d’autres collègues de l’EHESS, signataire d’un Appel à la Vigilance contre l’extrême-droite et sa banalisation, en 1993 et cofondatrice d’un Comité à cet effet. C’est aussi à cela que se réfère l’idée même de La Cité divisée. Elle prend position aussi sur la question de l’oubli, rappelant que l’amnistie n’est pas l’oubli. Si la cité athénienne interdit de recourir à des procès pour satisfaire « une mémoire rebelle à l’oubli », tente de circonscrire les procès à l’exercice d’une justice minimale et privée, selon ses termes, et n’envisage donc pas de réconciliation civique par le procès, N. Loraux rappelle avec force que l’amnistie n’est pas l’oubli, que l’on n’oublie pas sur ordre. Or elle souligne à quel point il peut en coûter de rappeler qu’il n’est pas de prescription des crimes de guerre devant la justice, ou d’affirmer que la tranquillité publique ne devrait pas se satisfaire de monuments élevés « à toutes les victimes de la guerre ».
Ces questions, depuis la parution du livre en 1997, ont acquis pour nous une actualité absolument centrale, essentielle, avec la multiplication des « Commissions vérité », depuis la première d’entre elle, la Commission Vérité et Réconciliation, créée en Afrique du Sud en 1993. N. Loraux plaide pour un travail du deuil qui, écrit-elle, n’a jamais dit oubli. Le deuil est « incorporation du passé douloureux ou litigieux, et non rejet ou retranchement de celui-ci ». Mais les autres axes forts de ce livre fort font aussi saillie aujourd’hui. Dans la façon dont notre débat civique se réfère à la République comme à une entité idéalement insécable et Une, on est ainsi tenté de voir une forme de réminiscence ou d’analogie avec la cité répudiant le politique, au non de la concorde et du consensus. Et lorsque Nicole Loraux écrit que « polis » est devenu le mot le plus important de la démocratie du IVe siècle, plus important que demokratia ou même politeia, on ne peut s’empêcher de penser que l’invocation présente de la République relève d’un processus similaire. Une autre actualité forte de ce livre est à lire dans les expériences en cours de refondation de la démocratie que l’on peut observer en Tunisie : la question de la stasis et de la peur qu’exprime de sa propre division une communauté politique qui se pense d’abord comme un corps Un et uni est absolument actuelle.
Jocelyne Dakhlia est directrice de recherche à l'EHESS (Centre de recherches Historiques).
Ces deux fragments de Nicole Loraux plac s en t te de notre texte indiquent d embl e que celui-ci se situe la crois e de deux grandes pr occupations de l historienne que nous c l brons. savoir, l exp rimentation avec des principes in dits dans le cadre de la recherche historique et l oubli m morable qu une scission civique sp cialement d chirante, la