La recherche en SHS, telle qu'elle se pratique à l'EHESS, et l'enseignement secondaire forment-ils des mondes irrémédiablement séparés ? Une jonction entre ces deux univers est-elle envisageable? Sur quelles bases, et avec quel profit intellectuel pour chacune des deux parties ? C'est pour répondre à ces questions que dans le cadre du 40e anniversaire de l'EHESS, un programme original intitulé "Le Tour de France des sciences sociales" a vu le jour. Le principe : des équipes interdisciplinaires, formées de trois à quatre chercheurs issus de centres de recherche de l'Ecole, sillonnent durant quelques jours une région française, en faisant étape dans des villes non universitaires pour venir à la rencontre des lycéens et de leurs enseignants. L’objectif : montrer le plus concrètement possible ce qu'est la recherche en sciences sociales et échanger sur son intérêt civique et son apport à une vision plus ouverte et plus complexe du monde. Emmanuel Désveaux (LIAS, directeur des Éditions de l’EHESS), à l’origine du projet, tire ici le bilan des trois premiers périples qui ont eu lieu, au moment où une quatrième équipe s'apprête, à son tour, à partir sur le terrain. Il est accompagné de Cécile Vidal (CENA) et de Rainer Maria Kiesow (Centre Georg Simmel) qui ont participé au programme.
Comment est née l'idée de ce Tour de France ?
Pour nous, il était impératif que son quarantième anniversaire soit, pour l’École, l’occasion de dépasser le cercle de ses interlocuteurs habituels. C'est ainsi que l'idée a germé de sortir des murs de l'EHESS et de venir au devant de publics peu familiers des sciences sociales pour leur dire ce que sont ces sciences, ce qu'est leur ambition et aussi, bien sûr, ce qu'est notre École et quelle conception de la recherche on essaie d'y défendre. Nous avons tout de suite pensé que les lycées situés dans des villes non universitaires étaient les lieux les plus propices pour organiser ces rencontres, à travers une démarche permettant non seulement d'engager un échange avec nos collègues enseignants du secondaire mais encore de faire découvrir à leurs élèves la réalité de nos métiers. Une douzaine de collègues de l’Ecole représentant l'éventail des disciplines qui y sont enseignées (historiens, anthropologues, sociologues, historiens du droit...) ont accepté de jouer le jeu, avec, il faut le dire, beaucoup d'enthousiasme. Nous avons composé quatre équipes de trois à quatre chercheurs chacune. Puis chaque équipe a choisi une région française pour y organiser un périple de quatre jours devant la conduire de lycée en lycée, de ville en ville. Le choix s'est porté sur la Normandie, l'Alsace, le Languedoc-Rousillon et le Sud-Ouest.
Quel accueil avez-vous reçu ?
De manière générale, excellent ! Il faut dire que nous avons fait le choix de fuir tout académisme et opté pour des formats de prise de parole très flexibles, qui nous ont permis une plus grande spontanéité du discours. Parfois, nous parlions dans des réunions ouvertes à tous les lycéens et à leurs équipes enseignantes ; à d'autres moments, nous faisions des interventions dans des classes, principalement de lettres, de philosophie et de SES. Tout au long de ces échanges multiformes, nous avons tâché de mettre en avant l’articulation entre les disciplines scolaires que les lycéens connaissent - essentiellement la philosophie, l’histoire-géographie, les sciences économiques et sociales, et les nôtres. Nous avions envie de leur faire découvrir « comment se fabriquent » les sciences sociales, ce qui nous a amené à parler non seulement de la recherche en général mais aussi, très concrètement, de la vie quotidienne du chercheur. Il était important dans cette démarche qu’on ne se repose pas sur des textes, mais que nos interlocuteurs voient comment les choses se passent en pratique. Par exemple, qu'ils comprennent comment travaille un historien de l'antiquité ou un anthropologue spécialiste du Vanuatu, quels problèmes se posent à eux, comment ils tentent de les résoudre. Cette option a très bien fonctionné. Elle a permis de susciter, au fil des rencontres, des discussions, notamment au sujet du relativisme culturel, de l’adaptation au terrain, des démarches à entreprendre pour comprendre autrui. Au demeurant, le dialogue s'est poursuivi après notre passage: plusieurs d’entre nous ont reçu des lettres d’élèves ou ont été conviés à des évènements organisés par ces derniers. C’est notamment le cas de l’équipe qui s’est rendue au lycée d’Alès qui, depuis, a été invitée à participer à une « semaine de la laïcité » que les élèves organiseront en décembre prochain.
Quelles réflexions tirez-vous de cette rencontre avec l'enseignement secondaire ?
Il est vrai que ce Tour de France aura été pour nous l’occasion de revenir, ne fut-ce que l'espace de quelques jours, sur les bancs du lycée et par conséquent de nous faire une idée, même fugitive, du fonctionnement actuel de l'enseignement secondaire. On sait combien l’université est aujourd’hui sommée de se mettre au service de l’entreprise. Or, cette logique a désormais gagné le lycée ! La majorité des élèves que nous avons rencontrés se dirige vers des filières courtes et professionnalisantes, une tendance certes tout à fait compréhensible dans la période de chômage de masse que nous traversons mais qui ne favorise pas forcément l’initiation aux sciences sociales et humaines et au type de réflexivité qui leur est propre. Pour exprimer les choses de façon plus politique, ce Tour de France nous aura permis de mesurer les effets d’une logique qui amène 80% d’une génération à avoir le Bac mais sans nécessairement avoir valorisé le savoir en général. En particulier, nous déplorons que l'ouverture à la diversité et à la complexité des sociétés humaines ne soit pas une priorité. Dans ce cadre, disons que nous avons tenté d'apporter à ces lycéens des horizons nouveaux. Nous espérons, en tout cas, avoir été une bouffée d’air frais et avoir un peu entrouvert le champ de leurs intérêts, de leur imagination et, pourquoi pas, d’avoir suscité chez certains d’entre eux des vocations. Car nous avons insisté sur le fait que les sciences sociales obligent à penser le monde sans stéréotypie ni manichéisme, et qu’elles ont donc un rôle politique éminent. Cette facette de nos échanges a constitué l’un des aspects qui a le plus retenu l’attention des lycéens, et cela est finalement très encourageant ! Enfin, ajoutons que les effets de ce Tour de France se sont aussi faits sentir sur nous mêmes. L’expérience d'une existence partagée pendant quelques jours a permis de renforcer les liens entre nous et de mieux connaître, parfois même de découvrir!, le travail des autres participants. Ce Tour de France se révèle ainsi un facteur de cohésion sociale interne à notre institution. Pour toutes ces raisons, nous avons commencé à réfléchir à la possibilité de répéter et de pérenniser l'expérience.
Propos recueillis par Floriane Zaslavsky avec Stéphane Dennery
Fiche technique
Equipe « Grand-Ouest » : Emmanuel Désveaux (anthropologue, LIAS, directeur des Éditions de l’EHESS), Liora Israël (sociologue, Centre Maurice Halbwachs), Nicolas Barreyre (historien, CENA), Falk Bretschneider (historien, CRH) - Rencontre avec les lycées de Laval, Dinan et Saint-Lô – Du 2 au 5 mars 2015.
Equipe « Alsace » : Cécile Boëx (politologue, CEIFR), Cléo Marcello Carastro (anthropologue, ANHIMA), Laurent Dousset (anthropologue, CREDO) et Cécile Vidal (historienne, CENA/Mondes Américains) - Rencontre avec les lycées de Mulhouse, Wissenbourg et Saverne - Du 10 au 13 mars 2015.
Equipe « Languedoc-Rousillon » : Caterina Guenzi (anthropologue, CEIAS), Gilles Havard (historien, CENA), Rainer Maria Kiesow (juriste, Centre Georg Simmel) - Rencontre avec les lycées de Nîmes et Alès - 10 et 11 mars 2015.
Equipe « Sud-Ouest » : Fanny Cosandey (historienne, CRH), Benoit Hachet (sociologue, IRIS), Cyril Lemieux (sociologue, LIER). Avec l'amicale participation de Pierre Lagrange (sociologue, Ecole d'art d'Avignon). Rencontre avec les lycées de l'Isle-Jourdain, Auch et Agen – Du 4 au 8 octobre 2015.
(Illustration : photographie d’Emmanuel Désveaux et Falk Bretschneider avec une classe de terminale, prise par un élève le 4 mars 2015 au lycée La Fontaine-des-Eaux de Dinan).
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