L’art et la littérature: un défi pour les SHS?

Les arts et la littérature constituent-ils un domaine de l’expérience humaine qui résiste au type d’intelligibilité que produisent les sciences sociales? Sont-ils un défi à leur analyse objectivante ? Et si tel n’est pas le cas, en quoi, du moins, obligent-ils ces sciences à complexifier leurs approches de processus humains comme la sensibilité, la créativité ou la narration? Ces débats ne datent pas d’aujourd’hui. Longtemps, ils ont alimenté une forme de réticence à l’égard des approches des sciences humaines et sociales visant des objets artistiques, comme en témoigne notamment le clivage sans cesse dénoncé et néanmoins sans cesse reconduit entre approches « externes » et « internes ». Depuis quelques années, cependant, la donne semble avoir changé. C’est à faire le point sur l’état général de la nouvelle situation intellectuelle et méthodologique des sciences humaines et sociales dans leur rapport au domaine artistique que s’attellera le colloque interdisciplinaire « Arts, littérature et sciences sociales » qui se tiendra les 19 et 20 juin prochains. Deux de ses organisateurs, la sociologue Gisèle Sapiro (CESSP) et l’historien et musicologue Esteban Buch (CRAL) nous en expliquent ici les visées.

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L’intérêt des sciences humaines et sociales pour les questions artistiques est ancien. Quel objectif poursuit ce colloque?

Depuis sa création, l’EHESS a joué un rôle très important dans le développement des études qui, en sciences sociales et humaines, se donnent l’art pour objet. Elle a été un lieu où les arts et la littérature ont été approchés dans leur diversité, des genres les plus prestigieux à ceux réputés les moins nobles, et en ouvrant le regard sur toutes les périodes de l’histoire et sur d’autres aires culturelles que l’Europe et l’Amérique du nord. Dans cet effort pour faire de l’art un objet à part entière des sciences sociales, c’est l’ensemble des disciplines qui a été mobilisé : non seulement les historiens de l’art, les théoriciens littéraires et les musicologues, mais encore les anthropologues, les historiens, les sociologues, les philosophes, les économistes... Nous nous sommes dit que le temps était venu de confronter ces différentes approches disciplinaires, et de proposer de nouvelles mises en relation. Ce colloque se veut ainsi, avant tout, un moment de croisement : au dialogue entre des disciplines parfois éloignées du point de vue des méthodes et des postures d’enquête, répondra un parcours à travers les différents espaces de la production scientifique et littéraire (arts plastiques, musique, œuvres romanesques, théâtre, cinéma...). Il s’agit de dresser un état des lieux de la réflexion sur les formes artistiques et leur évolution, sur les spécificités de chacune d’elles et sur ce qu’elles ont en commun, sur les conditions sociales de la production culturelle et de sa réception, sur les processus cognitifs qui y sont impliqués. Notre objectif est aussi, ce faisant, de mieux cerner les questions théoriques et méthodologiques qui se posent aujourd’hui, de manière transversale, aux sciences humaines et sociales, dès lors qu’elles se confrontent à ces objets et, ainsi, de dégager des perspectives de coopération et de dialogue pour l’avenir.

Vous évoquez le rôle particulier qu’a joué l’EHESS dans le développement des études sur l’art. Comment le caractériser?

Cela fait partie de ce que nous serons amenés à clarifier au cours de ce colloque, puisque celui-ci sera l’occasion de faire un retour sur plus de quarante ans de recherches menées dans notre Ecole. Seront évoqués, entre autres, l’émergence de la théorie littéraire autour de Roland Barthes et Gérard Genette, le programme de sociologie des œuvres autour de Pierre Bourdieu, la sociologie de l’art avec Raymonde Moulin, l’histoire du livre autour de Roger Chartier. Ces approches n’ont cessé de se côtoyer, sinon de dialoguer. Cet état d’esprit reste toujours actuel, nous semble-t-il. Même si nos disciplines se sont profondément renouvelées et si de nouvelles perspectives ont émergé ces dernières années, certaines des questions que nous continuons à traiter nous amènent de la même façon qu’autrefois à ressentir le besoin d’un échange interdisciplinaire. La question de la signification, par exemple : de même qu’il y a quarante ans il était peu concevable de ne pas se référer, pour l’aborder, à la sémiologie, de même aujourd’hui, il semble difficile de l’envisager sans entrer dans un dialogue, fût-il critique, avec l’herméneutique. La quatrième et dernière session du colloque sera précisément consacrée à ce thème de l’interdisciplinarité. On y évoquera tout autant la nécessité d’échanges entre disciplines, dès lors qu’il est question des arts, que la difficulté de ces échanges. Nous avons également invité une artiste, Sylvie Blocher, et un compositeur, François Bernard Mâche, à évoquer leur rapport aux sciences sociales. On peut voir, ici encore, un clin d’œil à la tradition de l’Ecole, qui s’est toujours efforcée d’engager la discussion sur l’art et la littérature avec ceux qui en sont les producteurs – comme lorsqu’elle a élu parmi elle, comme directeurs d’études, Jacques Roubaud ou Milan Kundera.

Finalement, faut-il concevoir l’art et la littérature comme un domaine à part au sein des sciences sociales?

Notre ambition, avec ce colloque, est plutôt de montrer que les arts permettent d’interroger des présupposés des sciences sociales et qu’en ce sens, ils concernent l’ensemble des chercheurs de ces sciences, auxquels ils adressent des questions fondamentales. Ainsi, par exemple, une session de notre colloque portera sur les arts en tant que moyen de connaissance. C’est un thème qui gagne aujourd’hui en importance au sein de la communauté des sciences humaines et sociales. Que peut-on connaître au moyen des arts ? Sur ces questions, nous écouterons, entre autres, l’anthropologue Alban Bensa qui évoquera les liens aussi étroits qu’anciens entre ethnologie et littérature. En outre, les arts ne constituent pas seulement une source ou un objet pour les sciences humaines et sociales : ils participent du cadrage de la réalité. D’autres intervenants reviendront ainsi sur les débats actuels, en sciences cognitives, concernant les relations entre l’art et les processus de perception. L’écriture des sciences sociales, aussi bien que les rapports entre engagement sensoriel et intelligence de l’environnement : ce sont là des questions qui, à l’évidence, concernent bien d’autres chercheurs que ceux qui s’intéressent aux arts et à la littérature!

Propos recueillis par Sophie Marcotte-Chenard

 

Fiche technique: « Arts, littérature et sciences sociales » • 19 et 20 juin 2015 • 9h-19h- 105 boulevard Raspail • Amphithéatre François Furet • Un colloque organisé par Esteban Buch (CRAL), Dinah Ribard (GRIHL-CRH), Karine Le Bail (Centre Georg Simmel), Gisèle Sapiro (CESSP) & Jean-Marie Schaeffer (CRAL). Avec, outre la participation des organisateurs, celle de Lucile Dumont, Philippe Roussin, John Pier, Marielle Macé, André Gunthert, Maël Guesdon, Raymonde Moulin, Pierre-Michel Menger, Jean-Louis Fabiani, Talia Bachir, Jérôme Pacouret, Myrtille Picaud, Sylvie Blocher, François-Bernard Mâche, Olivier Adam, Sylvain Bourmeau, Pierre Judet de la Combe, Alban Bensa, Antoine Lilti, Jérôme Dokic, Claude Calame, Jacques Leenhardt, Michael Werner, Giovanni Careri, Elizabeth Claire, Julien Duval, Nathalie Heinich & Emmanuel Pedler. En clôture, le 20 juin, à 20h30: concert de musique de chambre avec les étudiants de l'EHESS (Reid Hall, 4 rue de Chevreuse). Contact : Myrtille Picaud: myrtille.picaud@hotmail.fr

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