1988 : Marilyn Strathern fait du genre une capacité d’action

Par Pascale Bonnemère

En 1988, les anthropologues de la Mélanésie découvrent un livre dont le titre, le contenu et le style d'écriture les déroutent au plus haut point. Malgré des articles et un ouvrage annonciateurs (Women in Between: Female Roles in a Male World, 1972) , The Gender of the Gift rompt en effet radicalement avec ce qui a été écrit jusque-là sur cette partie du monde, en faisant du genre non plus une propriété des personnes mais une capacité d’action et de relation.

La Papouasie Nouvelle-Guinée était, depuis le milieu des années soixante-dix, l’objet de nombreux travaux ethnographiques menés par des femmes qui, poussées par le vent féministe ayant atteint les milieux académiques, soupçonnaient les travaux de certains ethnologues hommes d’androcentrisme (« male bias »). Strathern les avait précédées d’une bonne dizaine d’années en consacrant ses recherches aux activités et aux marges d’action des femmes d’une population des Hautes Terres de la Nouvelle-Guinée, alors encore sous tutelle australienne, les Melpa (ou Hagen). Elle avait découvert que les individus y étaient définis comme homme ou femme en fonction non pas d’attributs fixes mais plutôt de modes d’action – en l’occurrence, la production (de biens d’échange) pour les femmes et la transaction pour les hommes, dans une société où la grande affaire collective était les échanges cérémoniels compétitifs inter-groupes.

Au début des années 1980, la réflexion de Strathern sur le genre en Mélanésie avait été largement alimentée par les critiques de consoeurs mélanésianistes et/ou féministes qui l’accusaient d’être tombée dans le « traditional male trap » (A. Weiner, Women of Value, Men of Renown, 1976, p. 13) ou de juger problématique la combinaison « anthropologie et féminisme ». Sa volonté de considérer le féminisme avec la distance et l’absence de concession qui siéent à toute analyse rigoureuse était probablement perçue comme un manque de loyauté par des collègues femmes impliquées dans des débats ayant aussi pour ambition de marquer la sphère politique.

The Gender of the Gift a pour sous-titre Problems with Women and Problems with Society in Melanesia car il combine une réflexion sur la discipline et ses catégories analytiques à une interprétation du monde des idées et des pratiques mélanésiennes fondée sur deux de ses piliers indissociables : le genre et le don. Ce qui résulta de cet immense chantier bouscula la façon dont l’anthropologie anglo-saxonne analysait les formes de vie sociale et de pensée dans cette région du Pacifique sud – l’anthropologie française n’en étant pas, elle, immédiatement affectée.

L’ouvrage est fondé sur l’idée que, pour les Mélanésiens, les concepts de societé et de culture ne sont guère pertinents – « they do not work with concepts of society and culture » (M. Strathern, « Between a Melanesianist and a Deconstructive Feminist », Australian Feminist Studies 4(10), 1989, p. 55) – et qu’il y a lieu de trouver une alternative qui ne serait ni holiste, ni individualiste, pour rendre raison de la façon qu’ont ces populations d’être et de se penser ensemble. Au moyen d’une critique des approches à la fois « pré-féministes » et féministes, The GOG – comme on a coutume d’appeler ce livre – s’attache à mettre au jour un système d’idées et de pratiques selon lequel nombre d’activités collectives consistent à défaire des relations, à les désassembler en révélant des significations cachées, en amenant à la surface ce qui n’était pas visible. Ces procédures symboliques sont mises en oeuvre au cours de séquences d’événements le plus souvent ritualisés ayant toujours le même objectif de « make evident people’s social (cultural) capability, or sociality » (ibid., p. 56) et au cours desquelles ce qui est montré est ensuite déplacé par une autre image, qui n’apporte pas forcément avec elle une vérité plus grande que la précédente. La socialité mélanésienne est donc appréhendable par l’examen de ces (re)présentations successives.

Les personnes et les objets sont au cœur de ces processus. La notion de « dividual person » empruntée à Marriott (« Hindu transactions: diversity without dualism », 1976) – aussi qualifiée de « partible » – illustre les diverses influences auxquelles une personne est sujette et qui la constituent. La personne, écrit Marilyn Strathern, est un microcosme de relations qui débute sa vie comme produit de l’action d’autrui. Un enfant est ainsi une personne dite « complete » ou « cross-sex » car issue de la rencontre des substances paternelle et maternelle. En raison même de cette complétude, elle est incapable de se reproduire. Elle deviendra par la suite une personne « incomplete », « same-sex » ou « single-sex », après une opération de détachement ou d’extraction symbolique d’une partie d’elle-même (au travers, par exemple, d’un rite d’écoulement volontaire de sang). Alors seulement, elle sera à même de se reproduire, et plus largement d’être un agent. Selon le modèle de l’auteur, la vie d’une personne est donc conçue comme une alternance d’états internes variables mettant au jour des états relationnels. Car, bien que jamais défini par Strathern, le maître mot est celui de relation, un concept que la socialité mélanésienne met au rang de valeur – autrement dit, « with which it works ».

The Gender of the Gift est un livre foisonnant qui donne l’impression d’être à l’image de ce dont l’auteur cherche à rendre compte : à chaque lecture, une idée en déplace une autre. Il n’est jamais compris une fois pour toutes et il faut y revenir pour en trouver les niveaux cachés, ceux qu’il était impossible d’atteindre au premier regard. A. Gell rendit à cet égard un immense service en mettant en diagrammes et en dessins, dans une contribution intitulée avec humour « Strathernograms », les hypothèses de M. Strathern sur la « partible person », sur les relations dans lesquelles un porc domestique est enchâssé ou encore sur le caractère « mediated » ou « unmediated » des relations entre les êtres humains selon qu’un objet circule entre eux ou non.

C’est aussi lui qui, malicieusement, qualifia l’ensemble d’idées contruit par M. Strathern dans The GOG de « système M » pour, au choix, Mélanésie ou Marilyn ! On ne sait jamais vraiment en effet, et l’ambiguïté est entretenue par l’auteur, si celui-ci est bien l’horizon de pensée de chacune des populations ayant fait l’objet de descriptions et d’analyses ethnographiques dont elle effectue sa propre lecture ou s’il s'agit, en quelque sorte, d’un dénominateur commun qui lisserait la variabilité et ne serait jamais vraiment représenté quelque part. Quoi qu’il en soit, The Gender of the Gift a apporté – il apporte encore – beaucoup de grain à moudre aux anthropologues de la Mélanésie et au-delà, et a marqué pour toujours les recherches sur le genre.

Pascale Bonnemère est anthropologue, directrice de recherches au CNRS (CREDO).

Marilyn Strathern, The Gender of the Gift: Problems with Women and Problems with Society in Melanesia, Berkeley, University of California Press, 1988.

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