Le jeu de la science: décryptage collectif

Vous avez un smartphone? Alors vous pourrez participer, ce jeudi entre 10h et 13h, à un jeu collectif dont l'objectif est de découvrir, ensemble et interactivement, comment, dans les sciences, fonctionne (un peu, beaucoup ou... pas du tout) la pratique de la réfutation des écrits scientifiques. C'est là une des démonstrations à la fois ludiques et très sérieuses auxquelles nous convie le spécialiste des systèmes complexes David Chavalarias (ISC de Paris Île-de-France & CAMS). Une autre, tout aussi passionnante, concernera la question de l'émergence des controverses et des champs d'études nouveaux, à partir du traitement et de la visualisation de grandes masses de données, issues non seulement des publications scientifiques mais aussi des blogs et de la presse. David Chavalarias nous en dit plus sur l'esprit et les objectifs de cette séance de jeux et de démonstrations, qui nous permet de partir "Sur les traces de nos sociétés numériques".

If you have a Smartphone, you can participate this Thursday between 10am and 1pm to a collective game the aim of which is to discover together and in an interactive way, the working, in the field of science the practive of refuting academic writing (a little, a lot... or not at all!) A very playful, yet very serious demonstration is here put forward to us by specialist of complex system David Chavalarias (ISC Paris Ile de France - CAMS). Another one, just as fascinating, is about the emergence of controverses in new fields of studies, starting with the processing of big data, coming not only from scientific publications but also from the press or blogs. David Chavalarias says more about the spirit and objectives of this playtime-cum-demonstration, that enables us to go on the "Path of our digital societies"

Avec ce projet, vous impliquez directement le visiteur dans un exercice de modélisation particulier : celui de l’évolution des modes de production scientifiques. Pourquoi avoir choisi cette démarche participative, et quelle forme va-t-elle prendre ?

Avec ce projet, nous souhaitions nous pencher sur les dynamiques de la science, en nous inspirant de la modélisation de l’épistémologie de Karl Popper, développée dans l’ouvrage Conjectures et Réfutations. Nous voulons voir si ce modèle produit des effets observables et réfutables. J’ai donc commencé par élaborer un cadre d’analyse qui mobilise la théorie des jeux. Puis, plus récemment, nous avons développé avec le reste de mon équipe un jeu multi-joueurs, dans l’esprit de ce qui se fait en ce moment en sciences participatives, avec l’idée de transporter des expériences en dehors du laboratoire. La principale variable de notre jeu pourrait être formulée ainsi : «valorise-t-on ou non la réfutation des écrits scientifiques ? ». Nous souhaitions évaluer cette influence, tout en mettant en avant le jeu social qui se joue entre collègues. Finalement, nous avons abouti à cette expérience très stylisée d’interaction, que nous avons appelé le jeu Nobel. La règle en est très simple : chaque joueur est mis dans une situation où il doit découvrir des théories, dont il peut tester la véracité en ligne. Lorsqu’il décide d’en publier une, n’importe quel autre joueur peut la réfuter. Tout le jeu revient donc à publier le plus de théories possibles sans se faire réfuter, ou bien au contraire de réfuter un maximum, dans le but de remporter le "Prix Nobel". Cette approche participative nous permet d’appréhender l’impact collectif de différents degrés de valorisation des réfutations sur la qualité de la production scientifique. Cela souligne aussi le jeu social qu’il y a derrière la science : il ne s’agit pas seulement de la découverte de vérités, mais de positionnements par rapport à d’autres collègues, dans le but de publier avant les autres ou de réfuter leurs travaux. Dans le cadre de l’anniversaire, il y aura des séances pendant lesquelles les personnes pourront jouer avec leurs smartphones, en se connectant à la plateforme du jeu. Chaque partie sera très courte (environ trois minutes),  et s’intègrera dans une session de jeu d’une quinzaine de minutes. Puis, nous ferons un exposé pour présenter les résultats et ce qu’ils impliquent. Nous récolterons ainsi  des données pour nourrir nos prédictions sur modélisation. Nous avons mis en place plusieurs initiatives de ce type jusqu’à l’automne : c’est une question statistique, il nous faut suffisamment de parties jouées pour aboutir à des résultats significatifs ! Nous tenons donc à ce format, car il permet de faire ces expériences en situation, et de récolter des données nécessaires à la réalisation de ce projet. Mais il s’agit aussi d’une démarche d’ouverture, qui amène à toucher différents types de public, et à présenter de façon pédagogique cette dimension de la science à des non-initiés.

Quelles sont les principales évolutions de modes de production scientifiques que vous souhaitez questionner ?

Nous abordons là un vaste sujet, mais je dirais que deux tendances actuelles sont particulièrement frappantes. Tout d’abord, on peut dire que les modes de production de la science ont beaucoup évolué avec internet : tous les documents sont numérisés, et nous avons de fait un accès beaucoup plus facile à la connaissance. Ensuite, un autre phénomène récent - qui n’est peut-être qu’une impression, est de voir le monde scientifique se diriger de plus en plus vers une science sur projet, et dans laquelle on se trouve pris dans une logique de production et de course aux indicateurs. La frénésie autour du classement de Shanghai, par exemple, en est l’illustration. Nous assistons donc à la fois à une re-configuration des modes de production avec les humanités numériques au sens large, et à un re-fondement des modes de comparaison et d’évaluation des productions scientifiques. Le jeu Nobel encourage une réflexion sur ces évolutions, puisqu’en changeant les paramètres du jeu entre les parties, on peut passer d’un environnement où on stimule la réfutation quelqu’elle soit, à un état où l’on valorise plutôt la recherche sur le long-terme. Dans le cadre de l’anniversaire, nous présenterons par ailleurs un deuxième projet que nous avons nommé « Sur les traces de nos Sociétés Numériques », qui rejoint ces questionnements. Il s’agit de l’exploitation d’archives numériques sous forme de structure interactive, enrichie de visualisations graphiques. Nous avons développé des outils qui permettent d’extraire d’une grande masse de données les principaux sujets abordés par période, et la façon dont ils évoluent dans le temps. Cette démarche est très liée au premier thème, puisqu’elle est née de ma volonté de tester empiriquement ce que j’observais dans la modélisation du jeu Nobel, en y ajoutant cette interrogation méthodologique extrêmement actuelle : comment rendre navigable les humanités numériques ? Nous nous sommes attelés à un travail de visualisation de grandes masses de données, de façon à pouvoir suivre l’évolution du traitement de sujets divers, non seulement dans des publications scientifiques, mais aussi sur des blogs, ou dans la presse. Cela permet de comprendre la façon dont émerge un débat, et permet, d’un point de vue pratique, de générer rapidement des états de l’art. Nous travaillons à une interface qui sortira en juin et sera accessible à tous, pour en faire un véritable outil démocratique.

La modélisation mathématique est au centre de ces représentations. Quelle place occupent les sciences sociales dans votre travail ?

L’interdisciplinarité est à la fois absolument fondamentale, et au coeur de notre projet. Nous recherchons à plusieurs niveaux ce dialogue interdisciplinaire avec les sciences sociales : c’est ce qui nous permet de donner du sens à ce travail. Nous collaborons avec des chercheurs en histoire des sciences pour voir si les résultats que nous proposons ont du sens pour eux, mais aussi pour voir si en termes de reconstruction historique ce travail est pertinent. Dans l’autre sens, nous cherchons à appréhender la manière dont notre travail peut contribuer à tester des théories historiques. Nous voulons voir en quoi notre approche quantitative peut venir corroborer des théories qui ont déjà été proposées dans un autre domaine. De plus, notre projet de navigation des humanités numériques mobilise des méthodes scientométriques et bibliométriques, mais là encore dans une visée épistémologique, pour savoir s’il est possible de tirer des conclusions sur l’évolution des sciences d’une analyse quantitative à grande échelle. Si tel est le cas, ces résultats sont-ils comparables avec ce qui a été proposé en histoire des sciences et en philosophie des sciences ? Sur le jeu Nobel, nous nous interrogeons vraiment sur ce que modéliser une théorie signifie, et nous considérons des questionnements qui existent dans le champ de la psychologie. De fait, le phénomène central et universel de compromis exploration/exploitation est derrière la mise en oeuvre de la tension entre conjectures et réfutations : combien de temps vais-je explorer,  vérifier ma théorie, avant de la publier ? Il s’agit d’un compromis que l’on retrouve dans presque toutes les activités humaines. Cela a été très étudié par les sciences humaines et sociales, mais avec le jeu Nobel, nous en avons ici un exemple pur. Les sciences sociales sont donc pour nous à la fois un point de référence central et une source de dialogue intarissable.

Propos recueillis par Floriane Zaslavsky

Découvrez le programme.

Fiche Technique: "Sur les traces de nos sociétés numériques : une plongée dans les dynamiques de la connaissance » •18 juin 2015 de 10h à 13h • salle 2 • 105, boulevard Raspail • Organisé par David Chavalarias (ISC & CAMS) &  Jean-Pierre Nadal (CAMS) • Pour en savoir plus sur l'ISC Ile-de-France: voir ici.

Commentaires fermés