Par Serge Paugam
Lorsque Robert Castel publie en 1995 Les métamorphoses de la question sociale, son maître-livre, il a 61 ans et derrière lui une carrière au cours de laquelle il s’était fait connaître par ses travaux, réalisés pour l’essentiel dans les années 1970, sur le monde de la psychiatrie et, de façon plus générale, sur la prise en charge des malades mentaux dans les sociétés modernes. Cet ouvrage sur lequel il travaillait depuis une dizaine d’années marque alors une le début d’une nouvelle étape dans son itinéraire. Comment une telle métamorphose a-t-elle pu se produire ? Et comment peut-on expliquer le succès immédiat que rencontra cette chronique du salariat?
En réalité, la césure entre les deux phases de la carrière de Robert Castel est moins radicale qu’elle n’y paraît. Le travail sur les fous était déjà une façon d’analyser le « social », au sens de l’intervention de la société sur elle-même avec ses institutions spécialisées et Robert Castel dirigeait lui-même dans les années 1980, avant d’être nommé directeur d’études à l’EHESS, un laboratoire de recherche sur les politiques menées en direction des pauvres, des relégués et des désaffiliés: le GRASS (« Groupe de Recherche et d’Analyse sur le Social et la Sociabilité »). Robert Castel, qui estimait, à cette époque, avoir fait le tour de la question psychiatrique, s’intéresse alors de près aux recherches menées sur la pauvreté et la précarité et sur les failles du système de protection sociale. Il lit avec intérêt les travaux des économistes de la régulation, notamment Michel Aglietta et Anton Bender, auxquels il emprunte le concept de société salariale. Il reprendra d’ailleurs presque à l’identique le titre de leur livre de 1984 (Les métamorphoses de la société salariale, Paris, Calmann-Levy). Il lit aussi les nouvelles recherches sur la pauvreté et le RMI qu’il relie, comme d’autres, à la dégradation du marché du travail. Mais il lui vient l’idée lumineuse d’inscrire cette dernière, non pas dans le cycle court des crises économiques, mais, au contraire, dans le cycle long des transformations du rapport salarial. Il s’inspire, comme il l’avait fait dans ses travaux précédents, de la démarche généalogique de Michel Foucault.
Le succès du livre s’explique bien entendu par le talent de Robert Castel dans l’écriture de cette grande fresque historique qui remonte au Moyen Age, mais aussi par le contexte social et politique de l’époque. Rappelons c’est précisément en 1995, quelques mois après la parution du livre, que prend corps un puissant mouvement social, le plus important depuis 1968, contre la réforme des retraites que tente d’imposer le gouvernement Juppé de l’époque. Les salariés inquiets de leur avenir sont dans la rue. Deux ans auparavant Pierre Bourdieu et son équipe avaient publié La misère du monde, ouvrage qui connut également un succès considérable. En distinguant la misère de condition et la misère de position, Bourdieu inscrivait la question de l’exclusion non pas à la périphérie, mais au cœur de la société et interrogeait ainsi les modes de production de la souffrance sociale. Robert Castel, avec ses Métamorphoses, enfonce le clou encore davantage en développant l’idée que ce n’est pas uniquement dans les marges de la société qu’il faut lire la question sociale, mais bien dans l’effritement du monde salarial, c’est-à-dire dans la remise en question progressive du socle des protections et des statuts qui avait permis aux générations laborieuses de l’après-guerre d’accéder à la consommation de masse et aux loisirs et d’envisager leur avenir de façon plus sereine. Or, pour le démontrer, quoi de plus logique que de rappeler le long processus par lequel cette société salariale a vu le jour, depuis la révolution industrielle, l’insoutenable question du paupérisme et le risque majeur de dissociation de la société au XIXème siècle. Les conquêtes sociales du XXème siècle, la généralisation du système de protection sociale et du salariat, l’accès à la propriété sociale et aux services publics, autant d’étapes qui ont marqué et façonné le lien des citoyens à la société à travers leur participation au monde du travail.
Après avoir été la condition des gens misérables, le salariat est devenu la forme élémentaire de l’intégration sociale dans une société profondément organisée et régulée autour du travail par l’Etat social, mais il risque de redevenir, prévient Castel, une situation dangereuse, du moins pour des franges de plus en plus nombreuses de la population. C’est ainsi la société dans son ensemble qui est à nouveau menacée. Cet avertissement, Robert Castel ne cessera de le prononcer, aussi bien dans les instances académiques où son livre a été aussitôt reconnu comme un classique, que dans de multiples cercles d’acteurs de terrain, de militants et de syndicalistes, en France et à l’étranger. Jusqu’au dernier jour, Robert Castel s’est plié à cette exigence morale d’être disponible au plus grand nombre. Cette disponibilité explique aussi le succès de ce livre dans la durée.
Il reste que cette oeuvre comporte aussi des limites dont Robert Castel avait conscience. Il avait inséré à la fin de son avant-propos une note sur le comparatisme pour justifier sa démarche. La première partie, du Moyen-âge à la Renaissance, concerne l’aire géographique de l’Europe à l’ouest de l’Elbe. L’ouvrage se réfère ensuite à la situation anglaise jusqu’à la fin du XVIIIème siècle et la focale se resserre sur la situation française lorsqu’il est question des transformations du XIXème et du XXème siècle. Le paradoxe est que plus l’on se rapproche des conditions de formation, puis de délitement, de la société salariale, c’est-à-dire du cœur de l’ouvrage, plus l’analyse du seul cas français est privilégiée. Pourtant, les sources abondent sur les autres pays occidentaux, y compris les Etats-Unis. Il est frappant de constater que Robert Castel ne cite pas une seule fois le livre d’Esping-Andersen, The Three Worlds of Welfare Capitalism, publié cinq ans plus tôt, alors que cet ouvrage était déjà devenu une des références majeures en matière de comparaisons internationales sur la société salariale et, plus précisément, sur les relation entre les sphères de la famille, de l’Etat et du marché. Robert Castel se justifiait en soulignant qu’il lui était impossible de tenir compte des différents contextes nationaux, mais il préconisait la promotion de ce type d’analyses. Aujourd’hui, en raison de l’avancée des recherches comparatives, il apparaît nettement que les métamorphoses de la question sociale dont Robert Castel a fait état, se rapportent davantage au régime dit « continental » ou « corporatiste » qu’aux autres types de régime. Les Etats-Unis et les pays proches du régime « libéral » n’ont jamais constitué un socle de protections statutaires comparable à celui de la France ou de l’Allemagne. Les pays nordiques, proches du régime social-démocrate, ont également adopté des modes de prévention et de régulation des risques sociaux, ainsi que des politiques de réduction des inégalités qui contrastent toujours de façon saisissante avec les autres pays européens.
Mais, vingt ans après sa première édition, ce livre est toujours une référence. Il constitue une mine aussi bien pour les historiens que les sociologues et les politistes, ainsi qu’une leçon magistrale sur ce peut être une histoire du présent.
Serge Paugam est sociologue, directeur d’études à l’EHESS (ERIS-CMH).
Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995.
Robert Castel nous manque ! Qu’aurait-il pensé des événements survenus début janvier, lui qui a écrit en 2007 “la discrimination négative”, un livre où il évoque la situation des “jeunes de banlieue”, notamment ceux issus de l’immigration, et où il analyse “les mécanismes de stigmatisation et de relégation qui tiennent ces populations en marge d’une citoyenneté pleine et entière, au mépris des principes fondamentaux de la République” ? Difficile de le savoir. En tout cas, il faut noter qu’il avait évoqué, à un tout autre propos, Charlie Hebdo (!!) et surtout, la responsabilité des médias et des sociologues à l’égard de la “demande sociale”, entendue au sens de “la demande que les sujets sociaux différemment configurés dans l’espace social adressent à la sociologie”. C’est dans un texte publié en 1997, qu’on peut consulter en ligne: http://lettre.ehess.fr/5670?file=1l Dans ce texte, il est dit notamment qu’il existe dans toute société des “configurations problématiques”, c’est-à-dire “des questions qui s’imposent à l’attention, et pas seulement à l’attention des savants, parce qu’elles perturbent la vie sociale, disloquent le fonctionnement des institutions, menacent d’invalidation des catégories entières de sujets sociaux”. Le devoir des sociologues est de ne pas tourner le dos à ces questions et d’y faire face non seulement par des enquêtes mais aussi sur le plan théorique. Je ne suis sans doute pas la seule à trouver cette réflexion très actuelle!
À l’heure où la France vend des Rafales et s’en glorifie et où le budget de l’armée a été augmenté !