Dans nombre de conflits sociaux et de révolutions survenus ces dernières années, les places publiques ont acquis une importance particulière. Au point que leur nom - Tahrir au Caire, Gezi à Istanbul, Maïdan à Kiev...- ont fini par former une litote, où l'emplacement signifie l'événement. Des chercheurs et des étudiants, spécialistes d'aires culturelles diverses et œuvrant dans des disciplines différentes, ont décidé d'unir leurs efforts et de croiser leurs savoirs et leurs analyses dans le cadre d'un programme de recherche qui se prolongera sur plusieurs années. Les 19 et 20 novembre prochains, dans le cadre du 40e anniversaire de l'EHESS, un colloque international, auquel participeront des chercheurs du monde entier (Tunisie, Egypte, Turquie, Ukraine et Brésil, notamment), fera le point sur cette dynamique de recherche, dont le rapport à l'actualité immédiate, à l'engagement politique et à l'interdisciplinarité permet d'interroger sous un jour inédit la fonction et les méthodes d'enquête des sciences sociales. La sociologue Nilufer Göle (CESPRA), porteuse de ce projet, en expose ici les intentions.
Les nouvelles pratiques de la démocratie de la place publique constituent un thème de réflexion à la fois très actuel et très vaste : comment est née cette idée et qu’attendez-vous de ce colloque?
Tout d’abord, il est important de préciser que ces journées font partie d’un programme de recherche plus large qui a débuté à l’automne 2014 autour d’une équipe de travail (Yves Cohen, Nadia Marzouki, Richard Rechtman, Philippe Urfalino) et d’un séminaire. Ce dernier a été motivé par la série d’occupations des places publiques, qui a eu lieu au tournant des années 2010 dans plusieurs régions du monde : celle iconique du Maïdan à Kiev, mais aussi celle de la place Gezi en Turquie, de la place Tahrir au Caire, ou du Zuccoti Park à New York. L’ensemble de ces manifestations très diverses a fait écho à des problématiques qui m’intéressent depuis plusieurs années. En effet, j’ai travaillé sur la visibilité des signes de l’Islam au sein de l’espace public, dont j’ai depuis longtemps placé l’appropriation au centre de mes recherches. Bien que ces mobilisations aient eu lieu dans des contextes politiques et sociaux très différents, plusieurs éléments les rapprochent. Au-delà de l’occupation sur une longue durée d’une place publique, leur nature transversale et leur capacité à mobiliser différentes couches de la société lient ces évènements, dont l’échelle dépasse désormais le cadre national. Cette logique crée une rupture historique par la démocratie de la place publique. De plus, la diffusion transnationale de ce mode d’agir a été frappante : comment comprendre une telle dynamique ? Alors que ces mouvements se développent tant à l’ouest qu’à l’est, et touchent des régimes politiques très divers, ils nous incitent à considérer une modernité qui n’est plus strictement occidentale, ainsi qu’un large spectre d’aspirations démocratiques. Lorsque nous avons mis en place un séminaire autour de ces questions, très vite, des étudiants de l’École se sont manifestés pour nous rejoindre. De façon intéressante, tous se sont révélés être des activistes en dehors de leurs études ! Nous souhaitons donc que ce colloque soit une occasion de prolonger et d’approfondir ces réflexions, en y invitant des acteurs réflexifs, qui contribuent par leur engagement à effacer la distinction entre militantisme et recherche.
De quelle manière peut-on dire que ces manifestations contribuent à façonner de nouvelles formes de citoyenneté ?
Tout d’abord, dans l’importance qu’ils accordent à la personne humaine : il s’agit de rassemblements de citoyens, tous profils confondus, dans lesquels l’individu est primordial. Le groupe s’invente une conscience, une identité collective, une fois sur la place publique. Ce n’est ni un mouvement de masse, ni un mouvement du peuple, mais tous se retrouvent dans l’expression générale d’une sorte de « ras-le-bol ». Ces rassemblements forment une rupture très claire, en ce qu’il existe un « avant » et un « après » occupation : pour les manifestations de la place de la République à Paris, qui ont abouti à la marche du 11 janvier 2015, apparaît clairement une signification dans le fait d'y être allé ou non. Il y a un effet transformateur d’être sur la place. Dans ce cadre, nous assistons à l’émergence d’une citoyenneté performative, qui s'exprime également par un recours à des actions artistiques ; ainsi à côté du Parc Gezi, sur la place Taksim, s’est installé « l'homme debout », un danseur (car il faut être danseur pour acquérir une telle discipline du corps), resté immobile pendant sept heures, puis remplacé par d’autres occupants, à tour de rôle. De plus, ces places sont vectrices d’une double transversalité. D’abord, ces mouvements ont permis la rencontre de plusieurs revendications : à Gezi, se trouvaient par exemple des militants féministes ou LGBTI, qui mêlaient leurs propres mots d’ordre au mouvement initial, amorcé à l’annonce de la construction d’un centre commercial sur ce site. Ensuite, tous sont marqués par la force des affects : c’est avant tout le besoin de retrouver une dignité citoyenne, ainsi qu’un sentiment d'invisibilité face au récit dominant, qui incitent les personnes à se mobiliser et à se rassembler sur ces places : le néo-libéralisme aux Etats-Unis, ou la montée du conservatisme musulman à Istanbul, suscitent des réactions fortes qui rassemblent. Enfin, la place accordée à l’altérité me semble particulièrement intéressante dans ces occupations, qui inventent une autre forme de vivre ensemble au travers de nouvelles communautés. Par ailleurs, et c’est là un élément très lié à la dimension urbaine de l'espace occupé, nous pouvons noter une opposition à une privatisation toujours plus grande de l'espace public. C'est le cas tant à Londres qu'à Istanbul : le mouvement de Gezi s'oppose par exemple à la destruction d’un parc, voué à devenir un centre commercial, symbole d’un espace qui n'appartient plus au public, régulé, privatisé, et discipliné par un pouvoir, politique ou non, qui se fait de plus en plus autoritaire.
Comment, selon vous, les sciences sociales doivent-elles aborder ces nouvelles formes de mobilisation ?
Cette nouvelle forme de citoyenneté met à mal un certain nombre de dichotomies qui structurent généralement notre compréhension des mobilisations sociales, et appellent de ce fait à un renouveau épistémologique. Parmi elles, la distinction faite entre espace public et espace privé doit être repensée. Plus qu’un effacement, il serait juste de parler d’une nouvelle articulation entre ces deux espaces. Sur la place Tahrir ou à Gezi, l’une des principales revendications des occupants était ainsi de rendre aux individus un espace public dont ils étaient exclus. Parallèlement à ces mots d’ordre, à l’intérieur de ces espaces publics occupés, les manifestants apportent une partie de leur domaine privé. Une anecdote devenue célèbre résume bien cette logique : celle d’une manifestante « indignée », venue avec sa robe de mariée à la Puerta del Sol, car c’est ce qu’elle possédait de plus personnel. On voit aussi des familles, et des représentants des classes moyennes rejoindre les occupations d’une façon que l’on pourrait qualifier “d’amateur”. Ces mouvements revêtent ainsi une dimension carnavalesque, au sens de Bakhtine, en permettant à une multitude d’individus de se familiariser les uns avec les autres, et avec différentes cultures. En plus de cette tendance, nous devrions aussi réfléchir à une autre dichotomie, qui elle se renforce, entre espace public et espace médiatique. Il ne faut pas oublier que les médias ont joué un rôle dans l’éclosion de ces mouvements, et que le sentiment de ne pas être considérés dans les colonnes de grands journaux a poussé les participants de ces mouvements à se tourner vers des médias alternatifs. On se trouvait auparavant dans un excès de médiation, aujourd’hui rattrapée par l’importance du caractère physique et local de ces espaces de mobilisation. La multiplication des aires et des thèmes de recherche mobilisés par ces mouvements rend par conséquent l’échange entre les sciences sociales plus que jamais nécessaire ! Ce colloque s’inscrit donc dans la continuité de notre séminaire, qui s’attache à désenclaver les aires culturelles et à faire de notre équipe un modèle d’interdisciplinarité. Nous avons tenu à y inviter des historiens, politologues, sociologues, psycho-anthropologues, qui viennent du Brésil, d’Espagne, d’Ukraine, de Russie, de Tunisie et d’Égypte pour aborder ces réflexions et enrichir notre compréhension de ces nouvelles démocraties de la place publique.
Propos recueillis par Floriane Zaslavsky et Stéphane Dennery
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