Les sciences sociales donnent de la voix

On insiste volontiers sur le lien qui unit les sciences sociales au travail de l'écriture. Pourtant, l'oralité s'avère un vecteur au moins aussi important dans le développement de leur pensée comme dans sa mise en discussion. C'est ce que nous rappellent les Editions de l'EHESS qui, dans le cadre du 40e anniversaire de l'Ecole, publient deux nouveaux titres dans la collection « Audiographie. La voix des sciences sociales ». Le premier est un entretien que l'ethnologue Germaine Tillion donna il y a vingt-cinq ans à Frédéric Mitterrand. Le second, une conférence récente du philosophe Bruno Karsenti au sujet d'un texte qu'Emile Durkheim publia en 1915. Hors commerce, ce dernier ouvrage sera offert gracieusement à l'achat d'au moins deux titres du catalogue des Editions.

We readily emphasise the link between social sciences and writing. However,  orality  happens to be a vector at least as important in the development of scientific thoughts and their discussion. This is what the EHESS Editions remind us of by publishing two new books in their collection “Audiography. The voice of social sciences”, to mark the School’s Anniversary. The first one is an interview, which the ethnologist Germaine Tillion gave 25 years ago to Frédéric Mitterrand. The second one will consist of a recent conference by the philosopher Bruno Karsenti, presenting a text published by Emile Durkheim in 1915. Out of sales, the latter book will be offered free of charge for the purchase of two titles published by the EHESS Editions.

Christian Bromberger, ethnologue, vous vous êtes chargé avec le théoricien de la littérature Tzvetan Todorov d'établir, d'annoter et de préfacer l'entretien radiodiffusé que Germaine Tillion donna en 1990 à Frédéric Mitterrand et qui paraît ces jours-ci dans la collection « Audiographie » sous le titre Une ethnologue et ses combats. Alors que Germaine Tillion entrera au Panthéon le 27 mai prochain, que nous apprend cet entretien que nous pourrions encore ignorer?

Je crois que quand on évoque Germaine Tillion, c’est l’image de la résistante et de la combattante pour la justice qui s’impose en premier lieu. Ravensbrück, ses luttes contre la torture, contre la peine de mort, pour une paix équilibrée en Algérie, voilà ce qui ressort d’une trajectoire exceptionnelle qui force l’admiration. On oublie trop souvent l’unité de la démarche de l’ethnologue et de la combattante. Or c'est ce que nous rappelle cet entretien avec Frédéric Mitterrand. Germaine Tillion a toujours fondé ses interventions sur une connaissance précise des situations, enquêtes de longue durée à l’appui. Son livre sur Ravensbrück est un modèle de description et d’analyse ethnologiques, fruit d’une recherche où elle a mis en œuvre la méthode qu’elle avait expérimentée pendant ses longs terrains dans l’Aurès dans les années 1930. C’est sur la base des connaissances qu’elle a, directement et indirectement, acquises sur les camps, y compris sur ceux créés par Staline, qu’elle s’engage après guerre dans la Commission internationale contre le régime concentrationnaire sous toutes ses formes aux côtés de David Rousset. Sa connaissance renouvelée de l’Algérie l’amène en 1955 à créer les Centre sociaux destinés à fournir aux démunis une formation ouvrant sur un métier. Ainsi se dégage une démarche en trois temps : enquêter, comprendre, intervenir. Cet entretien en donne de nombreux exemples. Mais ce n’est pas tout : bien des répliques de Germaine Tillion, dans ce dialogue, montre le rôle que tient chez elle l’humour pour parler de choses graves, et l’amitié quand il s’agit d’intervenir.

Bruno Karsenti, philosophe, vous proposez un « commentaire à vive voix » d'un article publié par Emile Durkheim durant la première guerre mondiale sous le titre L'Allemagne au-dessus de tout. Un siècle a passé: quel est l'intérêt de relire aujourd'hui ce texte qui peut sembler avoir été dicté, surtout, par les circonstances de l'affrontement meurtrier entre la France et l'Allemagne?

Ce texte est évidemment une intervention à chaud. Il n'en est pas moins un document toujours actuel, tout particulièrement dans un contexte où la construction européenne voit resurgir les nationalismes, comme le contre-coup de son incapacité à se penser elle-même. J'entends par là: à se penser comme une articulation originale de politiques nationales convergentes, sur un plan inséparablement social et économique. C'est vrai, Durkheim, dans ce texte, parle de l'Allemagne sur un mode extrêmement critique. Mais ce qu'il voit dans la mentalité allemande, ce n'est pas un retard ou une régression sur une trajectoire civilisationnelle dont la France aurait le monopole (à un aucun moment une telle thèse n'affleure), c'est une pathologie possible, devenue réalité, de la mentalité européenne dans sa globalité, c'est-à-dire du développement des Etats modernes dont l'Europe a été le terreau. Ces Etats sont tous confrontés à la même exigence de participer à la construction d'une "solidarité organique", c'est-à-dire, pour faire bref, d'une socialisation accomplie paradoxalement à travers l'affirmation des droits subjectifs et leur approfondissement. Cette même exigence les fait participer d'un projet commun. Mais elle les confronte aussi à des difficultés, chaque fois différentes, qui varient en fonction des cadres à l'aide desquels chaque société politique conçoit l'individu, le droit, la loi, le pouvoir, la volonté. La Grande Guerre est alors pour Durkheim un formidable révélateur. Un révélateur des écueils qu'a rencontrés l'Allemagne dans sa propre assomption de la modernité. Et un révélateur du défi véritable que tous les Etats européens doivent relever pour être vraiment européens, c'est-à-dire pour entrer dans cette zone de convergence. Aujourd'hui, la façon dont le libéralisme recouvre et étouffe le projet social et politique européen dont il prétend pourtant procéder, me paraît poser un problème tout à fait analogue. Et les outils mis en place par Durkheim pour rendre mieux apparente, contre et à travers ce qu'il interprète comme la déviation allemande, l'articulation de la société et de l'Etat dans sa forme moderne, me semblent d'une grande pertinence.

Emmanuel Désveaux, anthropologue, vous dirigez les Editions de l'EHESS. Quel rapport entre ces deux nouveaux titres de la collection « Audiographie » et l'anniversaire de l'Ecole?

La collection « Audiographie » a pour ambition de rendre compte de la parole de grandes personnalités intellectuelles – nombre d'entre elles d'ailleurs, mais pas toutes évidemment, membres de l'EHESS. Sans être didactiques, ces petits ouvrages, mis en vente à moins de 10 euros, ont une vocation éminemment pédagogique. Ils permettent à leurs lecteurs de s'introduire dans une œuvre en créant une proximité immédiate avec l'auteur. D'un côté, ils donnent à saisir au plus près une pensée en mouvement parce qu'elle est expression verbale, allant jusqu'à capter ce que Roland Barthes appelait « le grain de la voix ». Celle de Raymond Aron, de Michel Foucault, d'Emile Durkheim, de Germaine Tillion et d'autres, voire celle, plus éloignée encore dans le temps, de Fustel de Coulanges. D'un autre côté, grâce à une introduction rédigée par les meilleurs spécialistes de l'auteur en question, ils restituent avec précision les contextes historique et intellectuel du propos transcrit. Quel meilleur exemple de la conception des sciences sociales défendue dans notre Ecole? Car, rappelons-le, la spécificité de l'EHESS tient en grande partie à la place privilégiée qu'elle accorde au séminaire, c'est-à-dire à une restitution de la recherche sous forme orale, au moment même où elle s'élabore, devant un auditoire d'étudiants. Il y a là une articulation essentielle entre la parole et l'enseignement, ce dernier étant conçu comme une sorte d'initiation à la réflexion critique. Il s'agit d'une parole vivante qui invite à approfondir la lecture des textes et à se remettre au travail de la pensée et de l'enquête. Très exactement, l'ambition de la collection « Audiographie »!

Fiche technique : Une ethnologue et ses combats. Un entretien de Germaine Tillion avec Frédéric Mitterrand - Edition établie, préfacée et annotée par Christian Bromberger et Tzvetan Todorov - Coll. « Audiographie » - 9,50 € – Parution: 13 mai 2015 / L'Allemagne au-dessus de tout. Commentaire à vive voix - Emile Durkheim & Bruno Karsenti - Coll. « Audiographie » - Ouvrage hors commerce, offert gracieusement à l'achat d'au moins deux titres du catalogue des Editions de l'EHESS - Parution: 13 mai 2015.

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