Sur les campus américains comme dans les universités de nombreux pays, Jacques Derrida est considéré comme un auteur incontournable, dès qu'il est question d'étudier les rapports sociaux. En France, c'est loin d'être le cas. Comment comprendre cette spécificité française? Peut-être en revenant sur les relations, faites d'amitié tout autant que de malentendus et de tensions, que nouèrent avec le philosophe ses collègues historiens, sociologues et anthropologues de l'EHESS. Tel est le pari d'une demi-journée d'études intitulée “Derrida a sa place/Derrida à sa place”, dont nous entretiennent ici ses organisateurs, les philosophes Barbara Carnevali (CRAL) et Emanuele Coccia (CEHTA).
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In many departments and universities in the United States and around the globe, Jacques Derrida has become an central figure in cultural and literary studies. Morever, his writings are discussed in social sciences and are often considered of great help in theorizing social relations. However, it has not been the case in France. Why is that so ? To grasp the distinctive character of the French reception of Derrida’s philosophy, it seems necessary to take a look back at the – sometimes complicated - relationships between Derrida and colleagues at the EHESS. How was his thought understood and perceived by historians, sociologists and anthropologists? This specific challenge, addressed in the conference “Derrida a sa place/Derrida à sa place”, is exposed by the two organizers of the event, the philosophers Barbara Carnevali (CRAL) and Emanuele Coccia (CEHTA).
On a le sentiment que beaucoup a été dit sur Derrida et sur sa démarche philosophique. Que peut nous apprendre de nouveau la demi-journée d'études que vous organisez?
C'est vrai, l'œuvre déridienne a été l'objet de commentaires nombreux. On en sait peu, en revanche, sur les relations que Derrida a nouées avec l'institution qui l'a accueilli à un moment-clé de sa carrière et au sein de laquelle il a enseigné des années durant: l'EHESS. Or, il se trouve que le 40ème anniversaire de cette dernière coïncide avec le dixième anniversaire de la mort de l'auteur de La grammatologie: il y avait là une occasion, que nous avons voulu saisir, pour poser la question de leurs rapports mutuels. Car à travers cette question, une autre interrogation, plus décisive sans doute, vient à être soulevée: celle qui porte sur la façon dont, en France, les sciences humaines et sociales ont reçu et utilisé son œuvre. En effet, en préparant cette demi-journée d'étude, nous nous sommes vite aperçus que les relations de Derrida avec l'Ecole ont été complexes et, disons le, ambivalentes. D’un côté, c’est l'Ecole qui a donné à la parole derridienne une certaine légitimité institutionnelle et qui a permis son plein rayonnement international. D'un autre côté, Derrida est toujours resté d’une certaine façon en marge de l'institution, pas tout à fait « à sa place » (d'où le titre en forme de jeu de mots que nous avons voulu donner à cette demi-journée). Car, au sein de l'EHESS, ses travaux ont souvent suscité de l’incompréhension, voire des réactions négatives de la part de ses collègues sociologues, anthropologues ou historiens: la « déconstruction » était suspectée d'ouvrir la porte au relativisme le plus total. Cette journée d'étude se veut à la fois une invitation à réfléchir à ce qui a rendu le dialogue intellectuel entre Derrida et les SHS compliqué au sein de l'Ecole, et une forme de réparation, visant à relancer un tel dialogue, dix ans après la mort du père de la déconstruction. C'est ce qui explique que nous avons tenu à réunir à côté de philosophes spécialistes de son œuvre (tels Maurizio Ferraris, Pierre Bouretz ou Petar Bojanić) des praticiens des principales disciplines présentes à l’EHESS: les historiens Pierre-Antoine Fabre, Yves Hersant et Sabrina Loriga, le sociologue Michel Wiervorka, ou encore, l'anthropologue Marc Abélès.
En quoi les rapports entre Derrida et ses collègues de l'EHESS nous éclairent-ils, plus généralement, sur les difficultés des sciences humaines et sociales françaises à faire usage de sa philosophie?
Vous avez raison de le souligner: ces difficultés sont quelque chose de typiquement français. Il suffit de comparer la situation avec celle des Etats-Unis: Derrida y a été, sur nombre de campus, l’inspirateur d’une critique sociale qui n'a pas d’équivalent en France. Pourquoi? Sans doute parce que, dans le panorama académique américain, la philosophie se conçoit comme une pratique avant tout analytique, de sorte que Derrida trouve beaucoup plus spontanément sa place en dehors du cercle officiel de la philosophie: dans les sciences humaines et tout particulièrement, en littérature et dans les cultural studies. Rien ne s'opposait donc – au contraire – à ce que son travail, outre Atlantique, soit compris en tant que théorie sociale et qu'il devienne, sous l'étiquette de « French Theory », une sorte de philosophie à l’usage des non-philosophes, articulée à un effort de critique des rapports de domination. En France, en revanche, la relation entre philosophie et sciences sociales demeure marquée par plus de méfiance et par des dissensions fortes. C'est ce dont témoigne, par exemple, la critique qu'adressait Bourdieu à Derrida, quoiqu'il fût son ami: il lui reprochait de faire primer une conception de la philosophie marquée par l'auto-référentialité et aboutissant, en définitive, à une « pensée qui se pense elle-même », sans plus aucun contact direct avec la réalité. Il est vrai, par ailleurs, que le jeu de la déconstruction, invitant à remettre systématiquement en cause le fondement de vérité des discours, a pu être compris, par les plus positivistes des chercheurs en sciences sociales, comme une menace. Ainsi, l’hypertextualisme de Derrida a-t-il été envisagé comme une remise en cause radicale des sciences sociales et une réfutation de leur possibilité, dans la mesure où il semblait condamner à une forme de naïveté toute volonté d'accéder aux « faits » eux-mêmes.
Au vu de ces difficultés, pourquoi jugez-vous néanmoins nécessaire que les sciences sociales fassent place à la pensée de Derrida?
Notre ambition, avec cette demi-journée d’études, est de montrer que Derrida manque aux sciences sociales. Car elles pourraient tirer de sa pensée quelque chose d'utile à leur pratique et à leur réflexivité. Pour en prendre la mesure, il faut accepter de voir Derrida un peu différemment et ne pas réduire sa démarche aux slogans les plus simplistes du déconstructionnisme. Il faut le concevoir, d'abord, comme un penseur de la relation, de la médiation et de la condition de possibilité. En effet, l’entreprise philosophique derridienne est centrée sur l'idée qu’il faut se méfier de toute forme d’immédiateté et qu’il faut prendre en compte les relations qui se situent en amont, en aval et aux marges des phénomènes que nous voulons analyser: tout savoir ou objet se présente à nous déjà médiatisé, produit par des a-priori aussi bien idéologiques que matériels qui engagent le rôle des traditions, des institutions et des conditionnements sociaux. L’approche de Derrida permet de rendre plus visible cette dimension relationnelle et constitutive des objets que se donnent les sciences sociales. Il n'est qu'à relire, pour s'en convaincre, le projet qu’il avait présenté pour son élection à l’Ecole, portant sur la façon dont la philosophie s’est constituée, et se constitue toujours, comme savoir canonique et comme institution: on est frappé par l’énorme intérêt de ce programme qui aurait pu déclencher un dialogue très fécond avec l’histoire et la sociologie. Un autre exemple du potentiel constructif de Derrida pour les sciences sociales nous vient de l’Allemagne, où l'on voit naître depuis quelque temps une nouvelle approche pour l’étude des média, la Medienwissenschaft de Friedrich Kittler et Bernard Siegert. Cette approche puise explicitement à la référence derridienne pour démontrer que le reflet donné dans le miroir des média et de leurs archives a une influence significative sur la structure d’une société. En somme, l’intérêt de revenir à Derrida tient à ce que sa démarche nous permet de penser autrement le « dépôt de la vie sociale », en insistant sur la primauté de la relation, de la condition et de la médiation sur les interactions des acteurs ou sur leur auto-conscience réflexive. Pour une École consacrée aux sciences sociales, cette perspective reste de la plus haute actualité. Elle peut contribuer à interroger les présupposés sur lesquels les sciences sociales fondent l'autorité de leurs discours.
Propos recueillis par Sophie Marcotte-Chenard & Flavie Leroux
Fiche technique : « Derrida a sa place/Derrida à sa place » - 5 décembre 2014 – Demi-journée d’études organisée par Barbara Carnevali (CRAL/EHESS) et Emanuele Coccia (CENJ/EHESS), en collaboration avec Maurizio Ferraris (Université de Turin). Avec la participation de Pierre Bouretz (philosophe, EHESS), Yves Hersant (historien, EHESS), Marc Abélès (anthropologue, EHESS), Sabina Loriga (historienne, EHESS), Michel Wievorka (sociologue, EHESS), Petar Bojanić (philosophe, Institut de philosophie de Belgrade) et Pierre-Antoine Fabre (historien, EHESS).
Bonjour, trois questions me viennent à la lecture de l’itw (je n’ai pas assisté à la demi-journée d’études). 1/ L’idée qu’ “il faut se méfier de toute forme d’immédiateté et qu’il faut prendre en compte les relations qui se situent en amont, en aval et aux marges des phénomènes que nous voulons analyser”, n’est-elle pas au moins autant hegelienne voire heideggerienne que derridienne? Ce n’est pas qu’une question de pédigrée : puisqu’on a Hegel (et Marx, etc.) et Heidegger (et toute la tradition herméneutique), en quoi a-t-on besoin de Derrida? 2/ Par ailleurs, “la primauté de la relation, de la condition et de la médiation sur les interactions des acteurs ou sur leur auto-conscience réflexive” est très discutable, car d’où viennent les relations, les conditions et les médiations si ce n’est des acteurs eux-mêmes? 3/ En quoi cette primauté se distingue-t-elle fortement de la primauté octroyée aux “structures” (sociales ou mentales) dans la vulgate structuraliste des années 50-60 – et notoirement rejetée depuis ?