Archéologie: la croisée des chemins

L'archéologie est-elle, davantage qu'une méthode, une science à part entière? Et si tel est le cas, comment définir son objet propre? A quel titre, enfin, cet objet la rapproche-t-elle ou l'éloigne-t-elle des sciences sociales? Dans l'antenne toulousaine de l'EHESS s'est tenu les 17 et 18 septembre 2015 un colloque consacré à ces questions. Son organisateur, l'archéologue Philippe Boissinot, membre de l'unité de recherche « Travaux et recherches archéologiques sur les cultures, les espaces et les sociétés » (TRACES), en explique ici les intentions.

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Is archaeology to be conceived as a method or rather as a science as such? How are we to understand its status and how does that impact the definition its own object of inquiry? Ultimately, in view of its object, where does archaeology stand in relation to other disciplines in the social sciences? In the Toulouse branch of the EHESS will be held a conference dedicated to those questions. The archaeologist Philippe Boissinot, the main organizer of the event and member of the « Travaux et recherches archéologiques sur les cultures, les espaces et les sociétés » Research Centre (TRACES), exposes here the intentions underlying the project.

Pourquoi est-il si important de reposer, à travers un colloque, la question du statut  de l'archéologie et de s'interroger, en particulier, sur sa relation avec les sciences sociales? Ce statut n'est-il pas assuré? Et n'est-il pas évident que l'archéologie appartient aux sciences sociales?

Au contraire, rien n'est moins évident! L’archéologie a toujours constitué un laboratoire à la jointure entre les sciences de l’homme et celles de la nature. Aujourd'hui, c'est peut-être sur ce second versant, celui des sciences de la nature, que se trouve la plus grande part de son dynamisme. Les approches environnementalistes, notamment, consistant à croiser des données archéologiques avec des données climatiques, hydrologiques ou géologiques pour déterminer les causes de l'évolution des sols ou des éco-systèmes, ont le vent en poupe. Sur le versant qui la lie aux sciences sociales, en revanche, l'archéologie voit ses ambitions se ramener peu à peu à celles des material studies. Trop souvent, on se focalise désormais sur les compétences purement techniques que l'étude des artefacts requiert et ce, au détriment de toute ambition et de toute formation théoriques. Le développement, ces dernières années, d'une « archéologie du contemporain » qui s'est donné pour tâche d'étudier notre monde par le biais de sa matérialité, n'a rien arrangé. Si on n'y prend garde, cette évolution pourrait nous faire perdre de vue ce qui fait la spécificité de l'archéologie: celle-ci n'est pas seulement l'étude des objets matériels comme on le dit aujourd'hui trop vite, mais elle est, avant tout, le processus de leur mise au jour (la fouille) et de leur interprétation. En ce sens, l'archéologie, si elle se veut une science, ne peut pas faire l'économie d'une véritable réflexion théorique sur les opérations à travers lesquelles elle entreprend d'exhumer ce qui se présente d'abord à elle comme enfoui, et de rendre progressivement intelligible ce qu'elle saisit comme agrégat. C'est à la relance de cette réflexion, indispensable pour l'avenir de l'archéologie, que ce colloque voudrait contribuer.

En quoi une telle réflexion de l'archéologie sur elle-même a-t-elle besoin pour se mener des autres disciplines des sciences sociales?

Au fond, l'archéologie se trouve dans une situation épistémique très singulière. Elle met au jour des objets et s'efforce de les faire « parler ». Cependant, pour y arriver, elle n'a pas la ressource de recourir au point de vue émique des acteurs, c'est-à-dire à la façon dont ceux qui ont conçu et utilisé ces objets, en parlaient eux-mêmes, les pensaient et jugeaient de leurs qualités et de leurs usages. Le matériel sur lequel travaille l'archéologue a ceci de particulier qu'il ne livre jamais de commentaires ou de descriptions sur lui-même! C'est là une différence cruciale avec les autres disciplines des sciences sociales. A l'inverse de celui de l'archéologie, leur problème est d'avoir constamment affaire aux auto-descriptions des acteurs et de devoir prendre une certaine distance vis-à-vis de celles-ci. Selon moi, leur absence d'accès au point de vue émique fait que les archéologues n'ont pas le choix: ils doivent entretenir un dialogue serré avec leurs collègues social scientists. En effet, seul ce dialogue peut les conduire à envisager sous un angle intelligible les objets qu'ils exhument et les aider à se doter des démarches conceptuelles qui leur manquent. C'est ce dialogue qu'ont engagé avec succès, par le passé, des chercheurs comme Jean-Claude Gardin ou François Sigaut. C'est aussi ce dialogue que nous tentons d'entretenir au sein du laboratoire TRACES. Ce colloque doit être l'occasion d'en réaffirmer l'enjeu. C'est pourquoi y participeront non seulement de nombreux archéologues, français et étrangers, spécialistes d'époques différentes, mais encore, j'y tiens, des historiens, des sociologues et des anthropologues.

Les sciences sociales, de leur côté, ont-elles quelque chose à attendre de ce dialogue renoué avec l'archéologie?

Je le crois. En échangeant avec les archéologues, les chercheurs en sciences sociales ne peuvent que mieux prendre conscience de ce que leurs analyses des phénomènes sociaux doit à leur accès au point de vue émique. Ils peuvent également se confronter aux méthodes d'objectivation et aux outils informatiques que l'archéologie, de son côté, a été obligée de développer pour réussir à faire « parler » des objets, et plus précisément des assemblages d’objets, qui, sans cela, seraient restés « muets ». Or, ces méthodes et ces outils peuvent être une source d'inspiration pour les sciences sociales. C'est ce que montre le succès croissant en SHS de méthodes de numérisation et d'informatisation des données que l'archéologie expérimente depuis longtemps, comme par exemple, le traitement statistique des mots dans un texte, ancien ou non. On peut également citer le cas des « garbage experiments », consistant à étudier les pratiques sociales et culturelles contemporaines à partir d'une analyse du contenu des poubelles que remplissent les habitants dans une zone urbaine déterminée. Au demeurant, ces expériences ont révélé un écart important entre ce que les chercheurs inféraient du seul contenu des poubelles analysées et les pratiques des habitants telles qu’elles peuvent apparaître dans les entretiens. Ce sont des exemples parmi d’autres de ce que nous apprend, du point de vue méthodologique, la rencontre entre archéologie et sciences sociales.

Propos recueillis par Flavie Leroux & Cyril Lemieux

Fiche technique:
« Archéologie et sciences sociales » - 17 et 18 septembre 2015 - Un colloque organisé à l'EHESS-Toulouse par Philippe Boissinot (TRACES/ EHESS)  

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1 réponse

  1. C’est amusant cette idée de “garbage experiments”. Visiblement, tout a commencé en 1973 dans l’Arizona. Voir : http://www.nytimes.com/1992/07/05/books/we-are-what-we-throw-away.html
    Où on apprend notamment ceci: “The garbage project is based on an arresting premise: “That what people have owned — and thrown away — can speak more eloquently, informatively, and truthfully about the lives they lead than they themselves ever may.”
    Bon, maintenant que nous savons que les archéologues préfèrent faire parler nos poubelles plutôt que de nous questionner directement, on ne dira plus: “Tourner 7 fois sa langue dans sa bouche” mais plutôt “Hésiter vingt fois avant de mettre un truc à la poubelle” 🙂