D'un côté, la croyance, souvent associée au domaine religieux. De l'autre, le savoir, lié volontiers au domaine scientifique. Une division familière à la pensée moderne que les sciences sociales se doivent de questionner. Non pour l'invalider mais pour la compliquer et en analyser les ressorts pratiques. C'est à cette fin que du 27 au 29 mai prochain, se déroulera un colloque international et interdisciplinaire intitulé « Techniques du (faire) croire ». S'inscrivant dans la série Sciences, techniques et sciences sociales, il nous propose de suivre la piste de certains objets techniques et scientifiques et de leurs usages pluriels et ambivalents, en tension entre l'ordre de la croyance et celui du savoir. Ses organisatrices, l’historienne Charlotte Bigg (centre Alexandre Koyré) et les anthropologues Stefania Capone, Nathalie Luca (Centre d’études de Sciences sOciales du Religieux - CéSoR) et Nadine Wanono (Institut des Mondes Africains), en précisent ici les enjeux.
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On the one hand, belief, often associated with the religious field. On the other hand, knowledge, often perceived as the hallmark of science. A division familiar to the contemporary mind, which ought to be questioned by social sciences in order to emphasize its complex character and to examine the practical problems it raises. To this end, the international and interdisciplinary conference Technique du faire-croire invites us to follow its inquiry into specific objects, both technical and scientific, and their various and ambivalents uses in constant tension between belief and knowledge. Its organising committee, historian Charlotte Bigg (Centre Alexandre Koyré), anthropologists Stefania Capone, Nathalie Luca (Centre d’études des Sciences sOciales du Religieux) and Nadine Wanono (Institut des Mondes Africains), address the issues at stake.
Pourquoi, dans un colloque consacré au phénomène de la croyance, faire également place à la question du savoir?
A vrai dire, il nous paraît impossible de dissocier les deux! En rupture avec une vision courante, nous ne pensons pas qu'il faille opposer, d'un côté, les phénomènes de croyance, dont le domaine religieux serait le lieu privilégié, et de l'autre, les savoirs, qui relèveraient principalement du domaine scientifique. Voilà déjà plusieurs années que l'anthropologie, mais aussi l'histoire et la sociologie des sciences, nous invitent à développer une vision plus complexe, et sans doute aussi, plus réaliste. Les cas concrets que nous sommes amenés à étudier en tant que chercheurs en sciences sociales le démontrent: croyances et savoirs s'impliquent mutuellement, se sont souvent historiquement définis mutuellement. Ils forment, en quelque sorte, les deux faces d'une même pièce. En amont d'un savoir, le croire peut jouer un rôle dans les intuitions et les présupposés du savant. Mais les croyances sont aussi présentes en aval des savoirs: dans la divulgation du savoir et dans les mécanismes de sa transmission aux « profanes » – on peut penser ici, par exemple, aux répercussions sociales et politiques de la théorie darwinienne de l’évolution. Et l'on peut ajouter – c'est ce qui nous intéresse tout particulièrement – que ces frontières entre croyance et savoir sont fluctuantes selon les situations, les individus et les contextes historiques et culturels. La ligne de démarcation entre croire et savoir n'a rien de figé.
Dans ces transferts entre croyances et savoirs, certains objets techniques joueraient un rôle particulier?
C'est en effet un second parti pris de notre démarche: considérer l'existence d'objets techniques et scientifiques dont le propre est, si l'on peut dire, d'être des convertisseurs entre savoirs et croyances. Nous nous attarderons ainsi sur les lanternes magiques, la photographie ou encore, avec la projection du film Sirius, l’étoile Dogon, la caméra: des outils de visualisation dont les usages peuvent valoir du côté du savoir et de la démonstration scientifique aussi bien que du côté de la croyance et de la communication avec le surnaturel. Dans la même perspective, l’anthropologue Stephan Palmié nous parlera du rôle du phonographe dans les cultes de possession: utilisé pour enregistrer les voix des défunts, il se transforme en un support pour la croyance collective. De même, des historiens comme Simon Schaffer et Antonella Romano montreront comment d’autres objets techniques encore, comme l’horloge chronométrique ou le compas, que l'on associe au savoir scientifique, furent employés historiquement dans une perspective qui relevait du croire. Comme le suggèrent ces quelques exemples, l'entrée par les objets techniques permet d'interroger l'opération même du partage entre savoirs et croyances et ses modalités. Elle remplace l'opposition fixiste entre croire et savoir par la question, plus dynamique, de la médiation et de la communication tant des savoirs que des croyances en direction de publics.
En quoi le changement de regard auquel vous souhaitez nous inviter, pourrait-il modifier notre approche du savoir?
Notre ambition est d'abord de remettre en question certaines des catégories d’analyse qu'utilisent spontanément les chercheurs, y compris au sein des sciences sociales. Il est souvent frappant de constater que si chaque spécialiste sait analyser et déconstruire les objets qu’il étudie, il a vite tendance à essentialiser les savoirs et à réifier les croyances qui se situent au-delà de son champ d’expertise. Pourtant, notre but n'est pas de nier qu'il existe une différence entre savoir et croyance: il est plutôt d'étudier la fabrication sociale et l'évolution historique de ce type de différence. C'est pourquoi nous avons convié, pour participer à ce colloque, un très grand nombre de chercheurs d’horizons disciplinaires différents (des anthropologues et des historiens mais aussi des sociologues et des géographes) travaillant sur des aires culturelles diverses (de l'Afrique à l'Asie en passant par l'Europe et l'Amérique): nous voulons créer un espace de réflexion collective pour interroger, dans ses modalités variables, le lien savoir/croyance mais aussi pour questionner, de manière réflexive, l'usage que nous faisons nous-mêmes, dans nos enquêtes, de certains objets techniques, notamment des outils d'enregistrement visuel et sonore. Il y a là des enjeux qui dépassent la seule communauté des chercheurs en SHS puisqu'ils touchent au rapport que cette communauté est en mesure d'entretenir avec des publics « profanes ». En somme, il en va du statut exact de nos pratiques qui, pour scientifiques qu'elles soient, n'en sont pas moins également et nécessairement le support de croyances. Longtemps, les chercheurs ont cru qu'ils pouvaient nier cette réalité ambivalente et complexe. Nous pensons qu'il faut la considérer et l'explorer comme telle.
Propos recueillis par Flavie Leroux & Cyril Lemieux
Fiche technique : « Les technique du (faire) croire » - du 27 au 29 mai 2015 - Un colloque organisé par Charlotte Bigg (Centre A. Koyré), Stefania Capone, Nathalie Luca (CéSoR) et Nadine Wanono (IMAf).
En quoi la perspective mise en avant par les organisateurs est-elle différente de l’idée (maintes fois affirmée avant eux) que la frontière entre science et non-science n’est pas si tranchée que ne le pensent généralement les scientifiques eux-mêmes?