Et si l’analyse de réseaux pouvait permettre aux sciences formelles, naturelles et sociales d'entrer dans un dialogue de plain pied? Et ainsi, de dépasser leurs clivages. Tel est le pari que poursuivent l'historien Maurizio Gribaudi (CRH) et le physicien Jean-Pierre Nadal (CAMS) qui organisent le 19 juin 2015 une journée d’études, au cours de laquelle ils invitent à débattre des chercheurs issus des disciplines les plus diverses (mathématiciens, physiciens, informaticiens, historiens, linguistes, géographes, sociologues...). Ils nous précisent ici les enjeux qu'ils attachent à cette rencontre.
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What if network analysis could act as a means of bridging the gap between social, experimental and formal sciences? What if it could allow to establish a fruitful dialogue beyond the disciplinary boundaries? This is the challenge undertaken by the historian Maurizio Gribaudi (CRH) and physicist Jean-Pierre Nadal (CAMS) in the conference they organize on June 19th. They have invited researchers and scholars from various academic backgrounds (mathematicians, physicists, computer engineers, historians, linguists, geographers, sociologists) to discuss the wide range of interdisciplinary research on network analysis. They provide here some insight into the themes and questions at the core of the event.
Peut-on réellement faire dialoguer des mathématiciens, des physiciens et des chercheurs en sciences sociales ?
Nous le croyons! Trop souvent, les chercheurs restent confinés dans leur propre champ de recherche. D’un côté, certains mathématiciens et physiciens considèrent que l’espace est mathématisable, et donc qu’il est possible de modéliser les relations entre les objets, quels qu'ils soient, présents dans cet espace. Ils tentent alors de comprendre la nature de certains phénomènes humains (la construction des réseaux routiers, par exemple) en partant uniquement des formalisations mathématiques, sans revenir aux questions propres aux sciences sociales. De l’autre côté, de nombreux chercheurs en sciences sociales, que ce soit en sociologie ou en histoire, maintiennent qu'il importe de préserver certaines données qualitatives (actes de la pratique en histoire, observations de terrain en sociologie, etc.) si l'on veut espérer comprendre véritablement un phénomène humain. Eh bien, nous faisons le pari que les uns et les autres ont des choses à se dire! D'où cette journée d’études. Notre volonté est vraiment de lancer la discussion sur les différentes manières de penser les visées et les méthodes de la modélisation des réseaux, en se demandant : « Qu’est-ce que cela veut dire pour vous ‘’regarder des réseaux liés à l'activité humaine‘’ ? ». Avec les évolutions qu’ont connus ces dernières années les moyens techniques pour l’élaboration de bases de données, il devient possible, et nous le pensons, très important, d'entrecroiser les champs scientifiques plutôt que de les opposer comme on le fait traditionnellement et... paresseusement. L’EHESS se présente pour nous comme un lieu idéal pour expérimenter ce genre de confrontation et permettre des interactions constructives entre les disciplines aux épistémologies apparemment très différentes: n'oublions pas que c’est au sein d’un des centres de cette école, le Centre d’Analyse et de Mathématique Sociales, que les mathématiques les plus complexes sur les réseaux ont été inventées!
En quoi l’analyse des réseaux est-elle la bonne entrée pour faire dialoguer ces disciplines ?
C'est la bonne entrée si on veille à n’imposer aucun sens unilatéral au mot « réseau » et à ne pas restreindre les thématiques abordées. De fait, plusieurs conceptions de ce qu'est un réseau seront examinées lors de la journée, sans angle d’approche exclusif. Par exemple, nous aborderons les réseaux de parenté – Camille Roth, notamment, nous parlera de la formation des alliances – mais aussi bien, les réseaux sémantiques, tels qu’ils ont pu être modélisés, entre autres, par Sabine Ploux dans un atlas sémantique en ligne depuis 1999. Lorsque l’on parle de réseaux, on pense évidemment aussi aux réseaux sociaux: eh bien, ils auront leur place dans nos débats, à travers l’intervention d’Alexandre Delanoë sur les discussions électroniques. Bref, notre ambition est d'envisager un vaste éventail de domaines, de la sociologie à l’analyse des données issues de la big data, en passant par les digital humanities. Au cœur de ces travaux, se pose avec insistance la question du passage de l’individuel au collectif, du local au global, et réciproquement. Or, cette problématique du changement d’échelle est commune aux travaux mathématiques de modélisation! Car les mathématiciens, eux aussi – la physicienne Laetitia Gauvin nous donnera des exemples – se demandent ce qui, au niveau local, est essentiel pour comprendre le global et, inversement, quelles contraintes globales pèsent sur la compréhension de phénomènes locaux. Voilà donc typiquement, une question qui peut susciter un dailogue interdisciplinaire.
Concrètement, comment peut s'opérer la coopération entre mathématiciens spécialistes des réseaux et chercheurs en sciences sociales?
D'après notre expérience – mais d'autres modalités sont sans doute envisageables ! – le processus peut grosso modo être décrit comme suit: les questions et les recherches en matière de modélisation naissent des sciences sociales, qui fournissent des données qualitatives à partir desquelles les mathématiciens élaborent des modèles spécifiques. Bertrand Jouve nous en donnera un exemple à propos de sources médiévales. Les chercheurs en sciences sociales utilisent ensuite ces approches quantitatives, pour « revenir au réel », c’est-à-dire à l’application de ces modèles explicatifs. Les outils développés par les mathématiciens leur permettent alors de disposer d’instruments beaucoup plus adaptés que les logiciels standards, qui proposent des matrices de relations préétablies. Avoir une approche quantitative permet ainsi de mettre en évidence des phénomènes qui n’étaient pas intuitifs ou évidents au départ (les comportements des financiers de Wall Street par Daniel Kahneman en sont un bon exemple). A l'inverse, la « mise à l’épreuve » des modèles quantitatifs par l’analyse qualitative permet de les perfectionner et d’en formuler de nouveaux. Il s’agit en quelque sorte d’un mouvement d’aller-retour entre sciences sociales d'une part, et mathématiques, informatique et physique d'autre part. Un mouvement qui, une fois lancé, n'a pas de raison de s'arrêter!
Propos recueilli par Flavie Leroux et Sophie Marcotte-Chénard
Fiche technique : « Analyse de réseaux en sciences sociales : entre histoire, géographie, sociologie, anthropologie, linguistique » – 19 juin 2015 – journée d’études organisée par Maurizio Gribaudi (CRH) et Jean-Pierre Nadal (CAMS).
Avec les interventions (à confirmer) de Benoit Costes (géomaticien et historien, EHESS/COGIT-IGN), Pascal Cristofoli (historien, CRH), Laetitia Gauvin (physicienne, ISI Foundation), Maurizio Gribaudi (historien, CRH), Michel Grossetti (sociologue, LISST), Bertrand Jouve (mathématicien, ERIC), Sabine Ploux (linguiste, L2C2) & Camille Roth (informaticien et sociologue, CMB).
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