Depuis maintenant près d'une quarantaine d'années, l’histoire des femmes et, plus récemment, les études de genre ont ouvert des perspectives nouvelles dans l'ensemble des sciences humaines et sociales, et contribué à y faire évoluer les méthodes d'enquête. Les 12 et 13 octobre 2015, deux journées d'études prendront appui sur le travail des historien-ne-s pour proposer, autour d'un cas concret – celui des croisements entre rapports de genre et rapports coloniaux dans la France du XIXe siècle – une réflexion interdisciplinaire sur les apports heuristiques des concepts de genre et d'intersectionnalité. Leurs organisatrices, Elizabeth Claire (CRH), Caroline Fayolle (Paris 8), Lola Gonzalez-Quijano (CRH) et Sylvie Steinberg (CRH), précisent ici l'enjeu de cette rencontre.
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Over the last 40 years, women's history, and more recently gender studies, have opened new perspectives in social sciences and have contributed to a renewal of methods and practices of investigation. In October 2015, two workshops will draw on historians' work in those fields in order to initiate a critical reflection on the heuristic contribution of gender concepts and intersectionality. The two events will be based on a concrete case: the intertwining of gender relations and colonial relations in 19th-century France. The organizers, Elizabeth Claire (CRH), Caroline Favolle (Paris 8), Lola Gonzalez-Quijano (CRH) and Sylvie Steinberg (CRH), present the issues at stake
A l'heure où les recherches reposant sur une interrogation en termes de « genre » semblent de mieux en mieux installées dans le paysage des sciences sociales françaises, quelle est l'intention de ces journées d'étude ?
En France, les historiennes et les historiens ont mis un certain temps à prendre en compte les questionnements et les apports des études de genre telles qu’elles se sont développées aux Etats-Unis et dans d’autres pays européens. D'ailleurs, ces apports et les débats internes à ce champ de recherche restent, aujourd'hui encore, assez méconnus dans la discipline historique. Notre objectif avec ces journées, c'est d'abord de suggérer, à partir de plusieurs cas empiriques bien précis, l'intérêt d'appliquer des démarches et des notions liées au genre pour renouveler des questions centrales de la discipline historique. L'objectif, c'est aussi de s'interroger sur les exigences de ces démarches et de ces notions. Nous souhaitons rappeler, en particulier, que le genre n'est pas un objet mais une démarche d'analyse. En tant qu'historien-ne-s, cette démarche a le mérite de nous conduire à nous intéresser de façon systématique à la manière dont, au cours de l’histoire, se sont construites des catégories qui traduisaient et, en même temps, établissaient, entre hommes et femmes, des rapports de pouvoir. Ce genre d'enquête sur le passé nous paraît essentielle pour appréhender certaines logiques de domination ou d’exclusion actuelles. En cela, elle appelle et rend possible des échanges interdisciplinaires. C'est à nos yeux son grand intérêt : le genre est un outil d’analyse très performant pour développer des transversalités non seulement au sein de la discipline historique, entre spécialistes de différentes périodes et d'aires culturelles différentes, mais encore, plus largement, entre chercheur-e-s de disciplines différentes des sciences sociales. C'est pourquoi nous avons tenu à convier à ces journées d'études des spécialistes de science politique, tels Malek Bouyahia, et des sociologues, comme Karima Ramdani. Lors de la table ronde finale, le propos sera de revenir en détail sur les dynamiques interdisciplinaires qui auront émergé durant les deux journées. C'est pour nous un objectif important que d’enrichir la réflexion des historiens, ce que l'approche par le genre permet de manière exemplaire.
En quoi le cas empirique que vous avez retenu se prête-t-il particulièrement au déploiement d'une perspective « genrée » ?
Potentiellement, tous les objets des sciences sociales se prêtent à la mise en œuvre d'une interrogation en termes de genre. Mais il est vrai que les relations entre la France et le Maghreb colonial au dix-neuvième siècle permettent peut-être mieux que d'autres, d'appréhender deux dimensions fondamentales des rapports de genre. La première est la circulation des catégories liées à la domination masculine. En effet, on observe, qu'entre la métropole et les colonies, ces catégories ne cessent de se déplacer, de s'échanger et de se réajuster. Notre but est de mieux comprendre la logique de ces transferts culturels et d'analyser la manière dont ils structurent les pratiques sociales et politiques des deux côtés de la Méditerranée. C'est pourquoi nous avons pris le parti de construire nos deux journées d’études en miroir : la première sera consacrée à la « cité », entendue comme centre métropolitain et lieu de citoyenneté, et la seconde aux rapports des colonies à ce centre. Cette organisation doit nous amener à réfléchir non seulement à la façon dont la politique de genre métropolitaine a pu informer celle en vigueur dans les colonies mais aussi au mouvement inverse, celui à travers lequel la politique de genre mise en œuvre dans les colonies a influé sur celle en vigueur en métropole.
Et quelle est la seconde dimension ?
L'intersectionnalité des rapports de domination. « Intersectionnalité » est un concept théorisé par Kimberlé W. Crenshaw dans les années 2000, qui peine encore, nous semble-t-il, à être utilisé et débattu par les historien-ne-s en France, notamment celles et ceux du XIXe siècle, alors qu’il permettrait de nombreux échanges entre ces historiens d'une part, et les sociologues, politistes et anthropologues d'autre part. Un concept de ce type peut nous aider à analyser comment des identités se construisent par l’imbrication des rapports de sexe avec d'autres types de rapports sociaux (de « race », de « classe », d’âge, de confession, etc., toutes catégories qu’il convient de définir et d’historiciser), à travers des combinaisons qui se traduisent dans des catégories opératoires, par exemple sur le plan juridique ou administratif. Evidemment, la situation coloniale se prête particulièrement bien à la mise à l’épreuve de cette notion. De fait, ces dernières années, un grand nombre de travaux ont permis d'avancer dans cette voie analytique – des recherches sur l’Empire colonial, comme celles de Christelle Taraud portant sur la prostitution ou celles de Pascale Barthélémy sur l’éducation des filles, aux enquêtes qui s'interrogent sur les inégalités et la discrimination. C’est un domaine dans lequel s'investissent aujourd'hui de plus en plus de jeunes chercheur-e-s, tels, par exemple, Valentin Chemery et Aurélie Perrier qui partageront leurs recherches à l’occasion de ces journées. Cependant, la notion d'intersectionnalité a un intérêt et une portée qui ne se limitent évidemment pas à la seule analyse des rapports de genre en contexte colonial. Parce qu'elle invite les chercheur-e-s, quelque soit leur objet, à examiner comment différents rapports de domination se renforcent ou se contredisent mutuellement, sa portée est beaucoup plus large. C'est aussi cela que nous souhaitons suggérer. Plus globalement, notre ambition est de mettre en lumière ce que des historien-ne-s, qui travaillent sur des évolutions et des changements, peuvent apporter au débat épistémologique sur des outils d’analyse souvent forgés dans une perspective synchronique.
Propos recueillis par Flavie Leroux
Fiche technique : « Que fait le genre à l'histoire du XIXème siècle ? » – 12 et 13 octobre 2015 – deux journées d’études organisées par Elizabeth Claire (CRH), Caroline Fayolle (Université Paris 8), Lola Gonzalez-Quijano (CRH) & Sylvie Steinberg (CRH).
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